Le grand âge privé de risques
REPORTAGEUne vieille dame aime la bière, on la lui interdit. Une autre tombe, sa famille veut l’attacher. Comment organiser la vie des vieillards sans l’aseptiser ? C’est le thème d’un débat, aujourd’hui à Lille.
Elle est silencieuse, repliée dans sa chambre de cette maison de retraite plutôt chic. Souvent, elle baisse les rideaux. Près de son lit, il y a deux déambulateurs. Cette pensionnaire a 92 ans. Elle sort peu, mais elle veut marcher. C’est tout ce qui lui reste : faire quelques pas autour de son lit. On lui a installé une sonnette. Mais voilà, elle marche mal. Et, de ce fait, risque de tomber tout le temps. «C’est un peu difficile, raconte une aide-soignante.Mais on gère sans trop de mal.»
Le problème ? Ce sont ses enfants : ils ne veulent surtout pas de chutes. Quand ils viennent le week-end et qu’ils aperçoivent un bleu sur une jambe de leur mère, c’est aussitôt le drame. Depuis peu, ils sont prêts à ce que la maison de retraite «attache» leur mère sur le fauteuil, «pour ne pas qu’elle tombe». «On ne sait trop quoi faire», note la médecin de l’établissement.«Cette résidente ne veut pas sortir de sa chambre. Elle se dit bien comme cela. On ne va pas la laisser seule, attachée sur son fauteuil.» Une aide-soignante : «Les chutes, on arrive à les éviter, mais c’est vrai que c’est compliqué pour les autres, cela peut saigner beaucoup.»
Les enfants sont ambigus. «On n’a pas confiance, on ne veut pas prendre de risques pour notre mère. Nous ne sommes pas là pendant la semaine et on ne veut pas qu’il lui arrive quelque chose», explique avec émotion et un peu de culpabilité une des filles. Quand on tente de parler avec la vieille résidente, elle vous repousse. Et elle vous dit avec force : «Laissez-moi tranquille, je suis bien dans ma chambre, allez-vous en !» La grande vieillesse serait-ce cela ? Une page blanche. Qu’il ne vous arrive plus rien. Plus de risques, plus de chutes. Une vie aseptisée. C’est sur ce thème que vont débattre, cet après-midi à Lille (Nord), des gériatres, des philosophes et des personnes âgées, à l’initiative du centre d’éthique de l’hôpital Cochin, en partenariat avec France Culture et Libération. Le thème, ce mois-ci : «Le risque et le raisonnable, faut-il protéger les vieux de la vieillesse ?»
«Seul plaisir». La question est tout sauf anodine. La grande vieillesse semble avoir changé de statut, devenant un moment neutre où il ne se passe plus rien, pis : où il ne doit plus rien se passer ? La sécurité plutôt que la vie. Autre exemple, dans une maison de retraite que l’on appelle aujourd’hui les Ehpad (établissement d’hébergement pour personnes âgées dépendantes). C’est une très vieille dame qui se trouve peut-être en fin de vie. Dehors, c’est l’automne. Elle est élégante, autoritaire sûrement un peu, mais là elle ne sort plus de son lit. Et se nourrit à peine tant elle a des difficultés pour avaler. Sa fille et sa belle-fille sont très présentes. «Son seul plaisir, c’est la bière. En boire un petit peu», raconte sa fille. Mais voilà, il y a des risques de fausses routes, avec des possibilités d’étouffement bien pénibles pour elle et pour son entourage. «On lui en donne, peu importe, on voit bien que cela lui fait tant plaisir», raconte sa belle-fille.
A la maison de retraite, on est plutôt contre. «C’est un risque inutile. Mais c’est vrai que c’est la seule chose qu’elle nous demande. Elle a toute sa tête. De quel droit veut-on la protéger contre elle-même ?» s’interroge la directrice. «La vie, c’est quand même faire des choix, prendre des risques. Et là, plus on vieillit plus ce choix vous est retiré», analyse un gériatre hospitalier. «Ce n’est pas toujours facile», réfléchit à voix haute, la DrFabienne Tourres, qui travaille dans une maison de retraite à Antony (Hauts-de-Seine). «A partir du moment où ils sont en institution, ils ont fait le choix de plus de sécurité, mais pour autant…» Et Fabienne Tourres raconte une histoire parmi tant d’autres : «C’était la semaine dernière. Une résidente qui est là depuis plus de cinq ans, venue avec son mari qui est mort depuis. Elle a un peu plus de 85 ans. Elle veut sortir, et jusqu’à présent elle sortait accompagnée. Elle va bien, elle a de légers troubles cognitifs. Ce jour-là, elle est sortie seule. Sans prévenir. On a eu peur de la perdre. Deux soignants ont été la chercher pour la ramener à la résidence.» Mauvaise idée, tout a alors basculé : «Cette résidente a été marquée par cette scène. Elle s’est, depuis, effondrée, fortement. Totalement déstabilisée. Que faire ? C’est difficile, le bon choix.»
«Bien faire». Les exemples sont multiples de cette prise de risques que l’on n’autorise plus aux très vieux. «Récemment, un petit-fils d’une résidente nous alpague, et nous lance : "Je vous fais un procès s’il arrive quelque chose à ma grande mère."» Propos inverses, ceux de cette femme très âgée, rapportés par la Dr Fabienne Tourres. «C’est une dame qui n’arrêtait pas de tomber. Je lui demande : "Mais qu’est ce qui se passe ?" Et elle me répond : "Je n’ai pas fini de tomber."». Que faire aussi face à cette personne qui a des troubles du rythme cardiaque et qui prend de façon épisodique son traitement : «Elle a toute sa tête, c’est son choix de prendre un risque, non ?» s’interroge la médecin.
Ce sont ainsi mille et une petites protections qui se glissent dans la vie des personnes très âgées. Des protections imposées, «dans le but de bien faire». Et, au final, c’est un monde immobile. Dans cette maison de retraite d’Antony, nous avons fait une réunion avec les résidents sur ce thème du risque. «C’est vrai que de venir dans cette maison de retraite, je l’ai fait pour rassurer mes enfants. Et pour moi, aussi, pour me rassurer», explique une femme qui marche très bien. Un homme, un brin fataliste : «J’aimerais sortir beaucoup plus. Ce qui me manque, c’est l’indépendance.» «Je me sens un peu coincée,poursuit une résidente, je suis bloquée sur mon fauteuil du point de vue physique, mais cela rassure mon frère que je sois là.»Madame L. a 94 ans : «Quand même, c’était horrible. Mon mari tombait tout le temps, je ne pouvais rien faire, il était par terre et je ne pouvais que le voir. C’était trop dur pour moi de ne pas pouvoir l’aider. Alors, ici, on sort moins, mais au moins mon mari ne tombe plus.» Eternel dilemme entre libertés et sécurités. «Moi, ce que j’aime, c’est sortir, et voir les vitrines,lâche une autre. Je ne le fais plus, je ne sais plus si c’est par peur. De ne plus pouvoir faire des projets, c’est ça le plus difficile.»
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