Lacan incarnait le transfert violent»
INTERVIEWPatrick Guyomard raconte les séminaires du psychanalyste qui a bousculé les codes de la cure analytique, et ses séances avec «le maître», intraitable dans sa pratique.
Comment peut-on être lacanien aujourd’hui ? Trente ans après la mort de Jacques Lacan, son interprétation du désir, de la jouissance ou de la parole de l’analysant ne provoque plus de guerres de tranchées, même si l’homme continue de diviser la profession. Patrick Guyomard, psychanalyste à Paris, fait partie de cette génération d’analystes formée par Lacan dans le sillage de la publication des Ecrits et de Mai 68. Membre de la Société de psychanalyse freudienne, qui considère Lacan comme un des lecteurs de Freud, il revendique avec «le maître» une filiation mêlée d’affection et de distance. Il se souvient des séances, rue de Lille à Paris, et des célèbres séminaires à l’Ecole normale supérieure.
Comment se passaient les séances, au 5 rue de Lille ?
J’ai le souvenir d’un endroit assez confortable, assez frais. On était un petit groupe, on attendait presque un peu, puis Lacan arrivait et nous faisait signe de venir. Il y avait toujours un peu d’angoisse, de désir - qui va-t-il élire ? - et aussi une ambiguïté, liée à la situation : c’était un psychanalyste que j’allais voir, mais c’était aussi Lacan, difficile de distinguer les deux. Il s’asseyait, la séance commençait et durait un quart d’heure ou vingt minutes, mais quelle qu’en fut la durée, il était toujours d’une réelle disponibilité. Et puis on entendait «très cher, mais bien sûr», signe que la séance s’interrompait, et il nous raccompagnait. Il avait une façon d’être assez extraordinaire. Pas seulement là pour nous écouter, mais pour nous écouter là. Cela incitait à ne pas trop dépasser, dériver, parce qu’il y avait cette pression réelle, cette impatience de Lacan. L’impatience, théorisée, poussait à dire ce qu’on avait à dire et le poussait lui, à interrompre, arrêter, scander.
Pourquoi l’avoir choisi ?
Pourquoi Lacan ? On était en 1970, ses Ecrits avaient été publiés en 1966, et c’était un événement considérable. J’étais normalien et j’assistais aux séminaires rue d’Ulm : pittoresques, difficiles, pas très compréhensibles, stimulants. Quelle que soit la façon dont Lacan pouvait intimider, même effrayer, je voulais être analyste, quoi qu’il m’en coûte. Pas seulement économiquement, mais aussi au niveau du risque psychique que je courais. Il était inconcevable de rater ça. Passer à côté de Lacan eût été passer à côté de moi-même et de mon désir. Mais ce n’était pas quelqu’un d’accommodant. Il était intraitable. Il voulait rendre Freud intraitable, rendre la psychanalyse intraitable et lui-même intraitable ! Avec lui, on était toujours dans une très profonde dissymétrie ou dans un rapport au maître, il incarnait la violence du transfert. Il se présentait comme très accueillant, mais dans sa vie, dans son œuvre, dans ses ruptures, il était sans concessions. Il était très disponible aussi, mais à son heure. Il n’acceptait pas tout le monde en analyse ; il appelait certains ses élèves, d’autres pas - moi il m’a appelé son élève. C’est lui qui décidait, seul. Il se singularisait au meilleur sens du terme. Frustrés que nous étions parfois de son silence, tout était en place pour que nous nous imaginions que c’était à nous qu’il parlait dans ses séminaires. Moi-même, je n’y ai pas échappé. J’ai retrouvé tel ou tel mot que j’avais prononcé en séance. Ce n’est pas tellement «il me parle» mais «je lui ai parlé». Donc ses séminaires, c’était à la fois sa pensée et l’actualité, l’actuel de la psychanalyse se différenciant de tous les modes de pensée. Lacan était un homme de la rupture.
Que suscitait-il chez ses patients ?
Une admiration et une attente. L’idée aussi de pouvoir aller loin avec lui, d’être dans une relance permanente. Il donnait l’impression d’une capacité d’étonnement, d’une attente de ce qu’on pouvait faire avec lui. Il n’arrêtait pas la séance tant qu’il n’avait pas, lui, l’impression que ce qui pouvait être dit à ce moment-là n’avait pas été dit. C’était une qualité extraordinaire. Par ailleurs, tout en lui, dans sa parole, dans ses actes, dans son allure, était singulier, tout allait dans le sens de quelque chose d’unique. Du coup, votre parole devenait un peu unique, un peu rare. Et surtout, il avait une liberté qui incitait à ce qu’on la prenne. Enfin, ça, c’est ma propre perception, mais pour d’autres, cette liberté incitait plus à la soumission qu’à l’indépendance. C’est pour cela que je disais qu’il incitait au risque. Mais on ne peut pas aller voir une personnalité comme Lacan et vouloir que ça se passe de façon ronde.
En 1968, il essayait d’influencer politiquement ses auditeurs…
Ce n’était pas une période tranquille, il y avait une intranquillité générale, revendiquée, vécue aussi dans la salle d’attente, sur le divan, aux séminaires, dans le transfert… Mais «influencer politiquement», ce n’est pas ce terme que j’utiliserais, même s’il était partie prenante des questions qui nous traversaient mais que nous ne savions pas encore formuler. Très vite, dès 1970, on trouve dans les séminaires une analyse très critique de ce qui s’était passé en 1968. Quelque chose de l’ordre d’à quoi bon. Certains militants disent que Lacan est le seul qui les a retenus de passer politiquement à des actions plus directes, à cette époque, les avertissant des impasses d’une telle voie.
Qu’attendait Lacan de ces cures ?
Ce n’est pas un homme de l’adaptation. Il y a déjà cette idée chez Freud : une analyse ne doit pas guérir, ni normaliser ; la psychanalyse apporte une intranquillité psychique. Une vie, c’est une vie de conflits, de pulsions qui ne sont pas intégrables. Mais Lacan radicalise cette idée à l’excès - je dis à l’excès parce que je pense qu’il allait un peu trop loin. Pour lui la psychanalyse est «anti-adaptatrice» et l’être humain est destiné à être irréconciliable, même après une analyse. Il faut être capable d’aller plus mal, de souhaiter que l’être humain soit à jamais irréconcilié avec les souffrances du désir, le renoncement à la jouissance, le fait d’avoir à faire avec lui-même et avec les autres. On ne s’y fait jamais et on ne s’y fera jamais. C’est ça Lacan. Il a porté plus fort que tout le drapeau du désir, et c’est un drapeau de l’impossible. Cela résonne avec ce qui pouvait s’écrire sur les murs en 1968 : nous désirons l’impossible. C’est la discorde absolue entre la vie psychique, nos aspirations, et ce que nous appelons réalité. On ne s’y fait pas, c’est une révolte essentielle.
Lacan a porté le refus du renoncement : il faut trouver une force et une identité dans la révolte. Il ne s’est jamais arrêté, a continué jusqu’au dernier moment à recevoir des patients alors qu’il était lui-même malade. Il s’est inscrit jusqu’à la fin de sa vie dans un défi au temps, posant la psychanalyse sur le mode du défi, un défi à tout. J’ai appris sa mort par un ami qui m’a téléphoné avec cette parole sidérante : «Les ennemis de Lacan font courir le bruit qu’il est mort.»
Comment expliquer cette façon d’annoncer sa mort ?
C’est une parole de déni, qui s’adresse dans un transfert idéalisant à un Lacan posé comme immortel. On ne voit même plus que c’est un homme âgé. Puisque Lacan était là, c’est qu’il pouvait continuer. Les frontières de sa vie privée étaient bousculées. Il séparait les choses mais en même temps, il faisait des séances dans les taxis ou disait «téléphonez-moi à la campagne».
Que saviez-vous de sa vie privée ?
A partir des années 70, l’homme Lacan ne se cachait pas. C’était vif, imposant, séduisant - même un peu trop - mais que chacun se débrouille avec ça. C’était son aspect kaléidoscopique, étant à la fois dans beaucoup d’endroits. Comme avec tous les gens un peu géniaux, si on s’en approche trop, on se brûle. Il ne nous protégeait pas de ce qu’il était lui-même. Certains ont fait quelque chose de leur transfert, d’autres non. Cela continue avec les séminaires, qui font je ne sais combien de milliers de pages. On peut passer trente ans, les lire puis recommencer, ça n’en finit pas. Certains s’y sont plongés et n’en sont pas ressortis.
Qu’est-ce qu’être lacanien aujourd’hui ?
On a essayé de donner un contenu repérable à ce terme : plusieurs personnes dans la salle d’attente, des séances à durée variable, l’insistance sur le signifiant plus que sur le signifié, des scansions permanentes, le contre-transfert qui n’existe pas… Certains pensent que ce n’est plus la peine de lire Freud, puisque Lacan a pris sa place. Comme si on pouvait faire l’économie des théories anciennes. C’est un usage positiviste de Lacan : tout commence avec lui. Ce n’est pas du tout ma position. Lacan s’est toujours référé à Freud, je ne vois pas ce que signifie une psychanalyse lacanienne sans Freud, en tout cas pas pour le moment. Pour moi, c’est la revendication d’un héritage et d’une filiation, ça veut dire qu’on a été analysé par Lacan ou qu’on prend acte des ruptures qu’il a posées. Il a incarné une position plus active dans l’analyse, pour qu’elle ne se ritualise pas.
La séance traditionnelle avec les quarante-cinq minutes et le ronron de l’analyste peuvent devenir répétitifs et vider la psychanalyse de tous ses désirs. Lacan disait que la psychanalyse ne peut se transmettre qu’en se réinventant. Ça veut dire que les psychanalystes ne doivent pas se prendre pour Lacan. Enfin, il y a chez lui une forme d’honnêteté, au sens où il ne cachait pas sa pratique et n’a jamais demandé à ce qu’on fasse comme lui. Il a joué cartes sur table et c’est la condition d’une transmission.
Des extraits de cet entretien ont été diffusés dans l’émission «Une vie, une œuvre», le 3 septembre sur France Culture.
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