Psychiatrie : parole contre médicaments
Par Agnès NoëlÀ Reims, un centre d’accueil essaie de soigner les malades en privilégiant les relations humaines par rapport aux médicaments.
Reportage.
L’entrée est discrète. Un local comme un autre dans une rue passante de Reims. Deux personnes assurent l’accueil dans un petit bureau. Un jeune homme, non loin d’eux, attend près d’un ascenseur. Il propose de nous guider. Heval est l’un des patients du centre d’accueil Antonin Artaud. Soigné depuis 2006 pour troubles psychotiques, son état s’est amélioré au point qu’il accueille désormais les nouveaux arrivants.
Il nous emmène dans une grande salle : au mur, des toiles, des dessins, tous réalisés par les résidents… Restent dans un coin des vestiges du petit-déjeuner. C’est la coutume : tous les jours, des patients vont chercher des croissants et du café pour le centre.
Aujourd’hui, c’est atelier écriture. Un groupe assis à la grande table discute, se dispute à coup d’acrostiches, dictionnaires à portée de main. À première vue, difficile de repérer le soignant au milieu d’eux. Heval en profite pour nous montrer fièrement un exemplaire de La Patate chaude, mensuel de la structure, qui traîne dans un coin. Il est élaboré par un comité de rédaction mixte soignants-patients.
Depuis quelques mois, le journal s’exporte et devient pour la radio locale « La patate ose ». Le jeune homme est rejoint par l’un de ses amis, Clément, qui se décrit comme « un peu plus sensible que les autres », devenu lui aussi l’un des piliers du lieu. Ils vont continuer la visite à deux.
Le centre d’accueil (1), créé en 1985, et qui traite actuellement plus de deux cents patients psychotiques, s’est inspiré du projet Aloise, lancé en 1981 par le psychiatre Roger Gentis. Celui-ci part du principe qu’il existe une part de créativité dans la maladie mentale. Elle peut s’exprimer notamment par l’art brut ( certains malades ont exposé des toiles au Musée d’art brut de Lausanne ).
Non étiqueté
Le centre vise aussi à offrir aux patients un réseau d’accueil non étiqueté « psychiatrie », où ils peuvent retrouver une envie, une forme d’expression.
« L’objectif est d’accueillir ceux qui ont des expériences délirantes, pour des soins humains et pas seulement des soins techniques. Dire que quelqu’un de très malade peut être artiste, c’est fondamental », explique Patrick Chemla, fondateur du lieu. Ici, il existe différentes activités, comme les ateliers poésie, arts plastiques, vidéo, mais aussi des sessions d’actualité et de lecture, ainsi qu’un jardin pour permettre à chacun de s’exprimer selon ses envies.
À Antonin Artaud, le mélange est donc de mise. « Ce qui est intéressant, c’est qu’il existe une myriade de lieux qui correspondent aux personnes et à leurs désirs. Il existe différentes possibilités d’interaction et de contacts », reprend le psychiatre.
Les patients peuvent faire ce qu’ils souhaitent, y compris ne rien faire et rester tranquillement à l’accueil. Chacun est libre d’apporter ce qu’il veut : un ancien étudiant en cinéma a lancé l’atelier vidéo, un médecin à la main verte s’occupe de l’atelier jardinage… Des objets sont dissé- minés çà et là, laissés par les pensionnaires. Comme ces clichés de la ville laissés par un patient et accrochés au mur. Ou ce piano désaccordé légué par une autre.
Mélange des activités, mélange entre patients et soignants aussi, à l’image du club thérapeutique, qui rassemble de 60 à 80 participants, praticiens et malades confondus. Son objectif : la discussion entre soignants et soignés et la gestion commune de certaines activités. Les patients peuvent être élus au bureau du club. Ensemble, ils organisent des petits-déjeuners, des sorties.
« L’idée était de mettre sur un pied d’égalité patients et soignants. C’est une autre façon d’envisager la relation avec le malade », explique Patrick Chemla. Parfois, ce sont les soignants qui ont des ratés. Et les patients qui les remettent à leur place.
Goût de vivre
La démarche n’est pas forcément simple, le directeur de l’établissement l’admet volontiers et confirme la nécessité d’une équipe hypermotivée. Si ce type de structure était à la mode voici trente ans, il n’en reste plus guère aujourd’hui. « Les psychiatres se sont lassés. Certains centres ont évolué vers la distribution de médicaments. Nous, on continue à vouloir offrir un lieu ouvert. »
Pour tenir le choc et échanger entre eux, les quelque vingt praticiens ont créé « la criée », un espace d’échange où la parole est libre, qui permet de structurer leur travail et de ne pas se faire « happer par le délire du patient ».
Patrick Chemla déplore : « Actuellement, l’idée dominante est qu’il faut d’abord administrer un traitement pour calmer le délire et ensuite commencer à discuter avec le patient. Pour moi, il faut commencer par discuter. Le délire, comme disait Freud, est déjà en soi une façon de s’exprimer et une tentative de guérison. Et les médicaments ne marchent pas toujours : on trouve des gens violents dans la rue, dans les prisons. Aucune pilule n’a jamais guéri ou permis de retrouver le goût de vivre. »
Certains patients, comme Heval et Clément, progressent. D’autres pas. De toute façon, estime le docteur, impossible d’obtenir de vrais progrès en quelques mois. Et ici, on est prêt à mettre le temps qu’il faut. C’est d’ailleurs pour cela que le docteur s’indigne du dispositif actuel des soins :
« Le problème avec l’hospitalisation à la demande d’un tiers, c’est qu’on peut hospitaliser un malade et le mettre ensuite dehors au bout de trois semaines. Fatalement, il rechute. Alors que nous, on reste joignable 24/24 h. Les plaintes des familles disant que les équipes ne répondent pas quand on les appelle sont justifiées. C’est pour cela qu’elles soutiennent la loi. Mais quand elles vont voir que la permanence des soins promise dans le projet de loi va se résumer à une injection obligatoire, elles vont déchanter. »
Pour le docteur, membre du collectif La nuit sécuritaire, « c’est l’humanité qui compte ». Une vision opposée à celle de la nouvelle loi, laquelle affirme-t-il, « tourne autour des médicaments et de l’obligation de soins. Elle se manifeste par un meilleur accès aux soins ambulatoires, mais ici, on reçoit deux cents personnes en soins ambulatoires sans contrainte. Il faut qu’un climat de confiance s’instaure pour lancer quelque chose ! Cette loi a des possibilités d’extension très graves, comme les traitements de force. Les médicaments sont d’un précieux secours, mais ne sont pas suffisants. Et quand les soins sont forcés, cela renforce la paranoïa des malades. Les patients se sentent bien dans cette maison car c’est un lieu d’accueil. »
Au sein du club thérapeutique, lors d’une réunion, soignants et patients ont évoqué le projet de loi sur la psychiatrie. Une assemblée générale a été organisée. Un meeting a été lancé. Les patients s’en sont mêlés, dont Heval et Clément, qui ont proposé d’aider. Une manifestation de protestation a donc eu lieu en mai, mêlant soignants et patients. Certains, parmi ces derniers, brandissaient des pancartes « nous sommes tous des schizophrènes dangereux » pour attirer l’attention de la population.
Le même mois, à l’invitation de sénateurs communistes, quelques patients et soignants sont intervenus au Sénat pour exprimer leur point de vue. Le 25 septembre, ils devraient participer à un meeting organisé par la nuit sécuritaire. Et ils enchaîneront sur un colloque à l’Assemblée nationale en octobre. Clément le dit : « Je suis là pour faire la révolution. »
1. Le centre Antonin Artaud regroupe à la fois une structure médico-psychologique et un centre d’accueil.
Il nous emmène dans une grande salle : au mur, des toiles, des dessins, tous réalisés par les résidents… Restent dans un coin des vestiges du petit-déjeuner. C’est la coutume : tous les jours, des patients vont chercher des croissants et du café pour le centre.
Aujourd’hui, c’est atelier écriture. Un groupe assis à la grande table discute, se dispute à coup d’acrostiches, dictionnaires à portée de main. À première vue, difficile de repérer le soignant au milieu d’eux. Heval en profite pour nous montrer fièrement un exemplaire de La Patate chaude, mensuel de la structure, qui traîne dans un coin. Il est élaboré par un comité de rédaction mixte soignants-patients.
Depuis quelques mois, le journal s’exporte et devient pour la radio locale « La patate ose ». Le jeune homme est rejoint par l’un de ses amis, Clément, qui se décrit comme « un peu plus sensible que les autres », devenu lui aussi l’un des piliers du lieu. Ils vont continuer la visite à deux.
Le centre d’accueil (1), créé en 1985, et qui traite actuellement plus de deux cents patients psychotiques, s’est inspiré du projet Aloise, lancé en 1981 par le psychiatre Roger Gentis. Celui-ci part du principe qu’il existe une part de créativité dans la maladie mentale. Elle peut s’exprimer notamment par l’art brut ( certains malades ont exposé des toiles au Musée d’art brut de Lausanne ).
Non étiqueté
Le centre vise aussi à offrir aux patients un réseau d’accueil non étiqueté « psychiatrie », où ils peuvent retrouver une envie, une forme d’expression.
« L’objectif est d’accueillir ceux qui ont des expériences délirantes, pour des soins humains et pas seulement des soins techniques. Dire que quelqu’un de très malade peut être artiste, c’est fondamental », explique Patrick Chemla, fondateur du lieu. Ici, il existe différentes activités, comme les ateliers poésie, arts plastiques, vidéo, mais aussi des sessions d’actualité et de lecture, ainsi qu’un jardin pour permettre à chacun de s’exprimer selon ses envies.
À Antonin Artaud, le mélange est donc de mise. « Ce qui est intéressant, c’est qu’il existe une myriade de lieux qui correspondent aux personnes et à leurs désirs. Il existe différentes possibilités d’interaction et de contacts », reprend le psychiatre.
Les patients peuvent faire ce qu’ils souhaitent, y compris ne rien faire et rester tranquillement à l’accueil. Chacun est libre d’apporter ce qu’il veut : un ancien étudiant en cinéma a lancé l’atelier vidéo, un médecin à la main verte s’occupe de l’atelier jardinage… Des objets sont dissé- minés çà et là, laissés par les pensionnaires. Comme ces clichés de la ville laissés par un patient et accrochés au mur. Ou ce piano désaccordé légué par une autre.
Mélange des activités, mélange entre patients et soignants aussi, à l’image du club thérapeutique, qui rassemble de 60 à 80 participants, praticiens et malades confondus. Son objectif : la discussion entre soignants et soignés et la gestion commune de certaines activités. Les patients peuvent être élus au bureau du club. Ensemble, ils organisent des petits-déjeuners, des sorties.
« L’idée était de mettre sur un pied d’égalité patients et soignants. C’est une autre façon d’envisager la relation avec le malade », explique Patrick Chemla. Parfois, ce sont les soignants qui ont des ratés. Et les patients qui les remettent à leur place.
Goût de vivre
La démarche n’est pas forcément simple, le directeur de l’établissement l’admet volontiers et confirme la nécessité d’une équipe hypermotivée. Si ce type de structure était à la mode voici trente ans, il n’en reste plus guère aujourd’hui. « Les psychiatres se sont lassés. Certains centres ont évolué vers la distribution de médicaments. Nous, on continue à vouloir offrir un lieu ouvert. »
Pour tenir le choc et échanger entre eux, les quelque vingt praticiens ont créé « la criée », un espace d’échange où la parole est libre, qui permet de structurer leur travail et de ne pas se faire « happer par le délire du patient ».
Patrick Chemla déplore : « Actuellement, l’idée dominante est qu’il faut d’abord administrer un traitement pour calmer le délire et ensuite commencer à discuter avec le patient. Pour moi, il faut commencer par discuter. Le délire, comme disait Freud, est déjà en soi une façon de s’exprimer et une tentative de guérison. Et les médicaments ne marchent pas toujours : on trouve des gens violents dans la rue, dans les prisons. Aucune pilule n’a jamais guéri ou permis de retrouver le goût de vivre. »
Certains patients, comme Heval et Clément, progressent. D’autres pas. De toute façon, estime le docteur, impossible d’obtenir de vrais progrès en quelques mois. Et ici, on est prêt à mettre le temps qu’il faut. C’est d’ailleurs pour cela que le docteur s’indigne du dispositif actuel des soins :
« Le problème avec l’hospitalisation à la demande d’un tiers, c’est qu’on peut hospitaliser un malade et le mettre ensuite dehors au bout de trois semaines. Fatalement, il rechute. Alors que nous, on reste joignable 24/24 h. Les plaintes des familles disant que les équipes ne répondent pas quand on les appelle sont justifiées. C’est pour cela qu’elles soutiennent la loi. Mais quand elles vont voir que la permanence des soins promise dans le projet de loi va se résumer à une injection obligatoire, elles vont déchanter. »
Pour le docteur, membre du collectif La nuit sécuritaire, « c’est l’humanité qui compte ». Une vision opposée à celle de la nouvelle loi, laquelle affirme-t-il, « tourne autour des médicaments et de l’obligation de soins. Elle se manifeste par un meilleur accès aux soins ambulatoires, mais ici, on reçoit deux cents personnes en soins ambulatoires sans contrainte. Il faut qu’un climat de confiance s’instaure pour lancer quelque chose ! Cette loi a des possibilités d’extension très graves, comme les traitements de force. Les médicaments sont d’un précieux secours, mais ne sont pas suffisants. Et quand les soins sont forcés, cela renforce la paranoïa des malades. Les patients se sentent bien dans cette maison car c’est un lieu d’accueil. »
Au sein du club thérapeutique, lors d’une réunion, soignants et patients ont évoqué le projet de loi sur la psychiatrie. Une assemblée générale a été organisée. Un meeting a été lancé. Les patients s’en sont mêlés, dont Heval et Clément, qui ont proposé d’aider. Une manifestation de protestation a donc eu lieu en mai, mêlant soignants et patients. Certains, parmi ces derniers, brandissaient des pancartes « nous sommes tous des schizophrènes dangereux » pour attirer l’attention de la population.
Le même mois, à l’invitation de sénateurs communistes, quelques patients et soignants sont intervenus au Sénat pour exprimer leur point de vue. Le 25 septembre, ils devraient participer à un meeting organisé par la nuit sécuritaire. Et ils enchaîneront sur un colloque à l’Assemblée nationale en octobre. Clément le dit : « Je suis là pour faire la révolution. »
1. Le centre Antonin Artaud regroupe à la fois une structure médico-psychologique et un centre d’accueil.
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