Soins et privation de liberté sont-ils compatibles ?
Point de vue
30.03.11
Point de vue
30.03.11
Les débats en France autour du projet de réforme de la loi du 27 juin 1990 qui envisage des "soins contraignants hors hôpital" en plus de l'hospitalisation sans consentement en psychiatrie ne suggèrent-ils pas la réflexion suivante ? Entendu qu'à l'exception d'un délit, toute privation de liberté est inacceptable, y aurait-il néanmoins des cas particuliers qui autoriseraient à ne pas respecter inconditionnellement la liberté d'autrui ?
Rappelons qu'en Belgique, l'article second de la "loi relative à la protection de la personne du malade mental" (26 juin 1990) stipule que "les mesures de protection ne peuvent être prises, à défaut de tout autre traitement approprié, à l'égard d'un malade mental, que si son état le requiert, soit qu'il mette gravement en péril sa santé et sa sécurité, soit qu'il constitue une menace grave pour la vie ou l'intégrité d'autrui". Ainsi, par exemple, l'anorexique ne constitue pas un danger grave pour autrui. Elle ne nuit gravement qu'à elle-même. A la différence de certains "malades mentaux" qui, en plus de nuire éventuellement à eux-mêmes, peuvent aussi nuire à autrui. Sur ces deux thèmes – nuire à soi-même ou à autrui – écoutons le philosophe John Stuart Mill (1806-1873).
Dans son Essay on Liberty (1859), John Stuart Mill pose un principe destiné à régler les rapports de la société et de l'individu dans tout ce qui est "contrainte ou contrôle". Ce principe veut que "les hommes ne soient autorisés, individuellement ou collectivement, à entraver la liberté d'action de quiconque que pour assurer leur propre protection". La "seule raison légitime que puisse avoir une communauté pour user de la force contre un de ses membres est de l'empêcher de nuire aux autres". Ainsi, "contraindre quiconque pour son propre bien, physique ou moral, ne constitue pas une justification suffisante". John Stuart Mill concède que les actes de cet homme sont certes de "bonnes raisons pour lui faire des remontrances, le raisonner, le persuader ou le supplier, mais non pour le contraindre ou lui causer du tort s'il agit autrement". Le seul aspect de la conduite d'un individu qui soit du ressort de la "société""concerne les autres". est donc celui qui
Quant à "ce qui ne concerne que lui, son indépendance est, de droit, absolue. Sur lui-même, sur son corps et son esprit, l'individu est souverain". Selon l'éthique "minimaliste" de Mill, comme le résume Ruwen Ogien, le rapport de soi à soi est donc moralement indifférent. Et le fait de juste nuire à soi-même ne peut pas amener de privation de liberté à des fins de soins tant que, condition sine qua non pour John Stuart Mill, cet agissement individuel ne nuit pas aux intérêts des autres. Dans le cas contraire, John Stuart Mill était aussi clair : nuire à autrui peut autoriser une privation de liberté.
LE DOGME DE LA NORME
Mais il reste qu'à la différence de John Stuart Mill – que certains taxent d'indifférence égoïste –, une éthique paternaliste verra au contraire dans la seule auto-nuisance d'un individu isolé un "état de nécessité". Et elle ne tiendra pas compte du consentement du sujet aux soins. Un proche, la famille ou le médecin traitent dès lors autrui – le sujet malade – conformément à ce qu'eux-mêmes estiment être le bien d'autrui. A cette condition, soins et privation de liberté s'avèrent, ponctuellement et temporairement, compatibles à l'égard d'un individu isolé. Des soins qui doivent, bien entendu, se révéler, au final, bénéfiques. Ce qui justifie a posteriori le choix de l'option paternaliste.
Certains feront toutefois remarquer à ces paternalistes (bienveillants) que, dans le cas d'agissements "marginaux" aux conséquences purement individuelles, leur intervention peut aussi s'apparenter à une "morale de commissariat". Les paternalistes répondront qu'il y a parfois de réels "états de nécessité" suite aux agissements "marginaux" du seul individu concerné. C'est, de fait, la redoutable question du consentement d'un sujet autonome à un "tort" auto-infligé sans conséquence pour autrui. Faut-il y répondre par l'éthique "minimaliste" de Mill (raisonner, persuader, supplier mais non contraindre) ou par un interventionnisme paternaliste bienfaisant ?
On demeurera en tout cas très vigilant face à l'injonction, qui semble de plus en plus présente, selon laquelle nous aurions tous un même devoir impératif de santé et de normalité. Sans tomber dans l'indifférence égoïste, ni dans la valorisation de la maladie (mentale), la liberté chère à l'éthique de Mill ne peut accepter le dogme de la norme qui, de nos jours, vise, peut-on craindre, à s'étendre au-delà du seul domaine de la psychiatrie. Comme le soutenait dès 1943 Georges Canguilhem, "le normal n'a pas la rigidité d'un fait de contrainte collective mais la souplesse d'une norme qui se transforme dans sa relation à des conditions individuelles".
Pierre-Frédéric Daled, philosophe, chaire d'éthique de l'Université libre de Bruxelles et membre du comité consultatif belge de bioéthique
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