Première plongée dans l’hôpital-prison de Bron
18/01/2011
« La Croix » a pu visiter en exclusivité le premier hôpital-prison de France. Ouvert en mai, il accueille une cinquantaine de détenus présentant des troubles psychiatriques lourds
Luc n’a pas tout de suite réalisé où il était transféré. À peine incarcéré pour avoir poignardé son père, ce jeune homme de 19 ans a été conduit dans la toute nouvelle unité hospitalière spécialement aménagée (UHSA) de Bron, en banlieue lyonnaise (1).
« On m’a amené ici parce que, en cellule, j’étais un petit peu angoissé », ânonne-t-il lentement. Le diagnostic médical est, lui, autrement plus préoccupant : pris de bouffées délirantes, Luc présentait un risque de passage à l’acte. Depuis son arrivée à Bron, il n’a plus été une seule fois en contact avec les « bleus », le surnom donné aux surveillants par les détenus.
Place aux blouses blanches, et à elles seules. « Les médecins qui m’entourent m’aident à éclaircir les points négatifs en moi, à comprendre mes délires. En prison, tout est plus… sec. Les surveillants ont d’autres soucis à gérer. »
En marge de ses rendez-vous médicaux, le jeune homme peut participer aux multiples activités culturelles et sportives de l’établissement. Il préfère, pour l’heure, enchaîner les puzzles, hobby aussi solitaire que rassurant. Et son état de santé devrait, selon les médecins, permettre d’ici à quelques jours son retour en prison.
Entre 10 à 25 % de la population carcérale souffrent de troubles graves
Avant l’ouverture de l’UHSA, en mai dernier, les bouffées délirantes de Luc l’auraient tout droit mené dans un hôpital psychiatrique. Son statut de détenu aurait obligé les soignants à le tenir à l’écart du reste des patients, dans une chambre fermée à clé.
Surtout, pour limiter tout risque d’évasion, son hospitalisation se serait limitée à quelques jours. C’est pour répondre à cette inadéquation de l’offre de soins psychiatriques aux détenus (entre 10 à 25 % de la population carcérale souffrent de troubles graves) que les pouvoirs publics ont fini par créer les UHSA.
Seul établissement de la sorte actuellement, l’unité de Bron a tout, en apparence, d’une prison classique : gros murs d’enceinte, barreaux aux fenêtres, parloirs… Principale différence : seul le personnel hospitalier y intervient. Les surveillants pénitentiaires sont relégués à l’entrée du bâtiment et n’ont pour seule mission que d’assurer la sécurité extérieure.
Le terme de « détenu » est proscrit, ici on parle de « patient »
Autre différence avec les établissements pour peine : le terme de « détenu » est proscrit, ici on ne parle que de « patient ». « Nous accueillons des individus atteints d’une pathologie psychiatrique qui souhaitent, ou nécessitent, d’être hospitalisés sur le long cours et pas uniquement lors d’une crise », explique Pierre Lamothe, médecin psychiatre et responsable du pôle Santé mentale des détenus et psychiatrie légale, dont dépend l’UHSA. « Ils retournent en détention lorsqu’on perçoit en eux une moindre souffrance, une meilleure estime d’eux-mêmes, une plus grande capacité à gérer les règles de vie en collectivité. »
Certains ne restent à Bron que quelques jours. D’autres de longs mois. Pas étonnant, compte tenu de la variété des profils qui cohabitent ici : une mère infanticide, un criminel sexuel proche du handicap mental, un quadragénaire profondément dépressif, un psychopathe borderline, un schizophrène délirant, etc. Cette cinquantaine de patients – dont un mineur – sont d’ailleurs répartis dans différentes unités, en fonction de leur pathologie ou de leur éventuelle dangerosité.
Les soignants sont tous volontaires. Corinne Bouchet fut l’une des toutes premières à déposer sa candidature. En tant que cadre de santé, elle assume la part de danger inhérente à sa fonction : «On ne peut soigner sans prendre le risque de l’autre.»
Les patients "apprécient qu’on s’occupe d’eux sans hostilité"
Tout est fait, néanmoins, pour limiter au maximum les débordements. Il n’est qu’à voir le nombre de caméras dans les couloirs pour s’en convaincre. Autre détail, auquel les patients ne prêtent sans doute pas attention : le personnel médical intervient systématiquement en binôme, pour mieux faire face en cas de problème.
Enfin, chaque employé est doté d’un talkie-walkie géolocalisable. Un premier signal permet de mobiliser une partie du personnel médical, un second, l’ensemble de la communauté soignante, et un troisième, les surveillants de la pénitentiaire. L’arrivée sur les lieux prend moins de 20 secondes.
Éloigné de l’hôpital classique, l’UHSA l’est presque tout autant de la prison. Et c’est bien là son originalité. Alain, un ancien enfant de la Ddass, toxicomane ayant attenté à ses jours à plusieurs reprises derrière les barreaux, en atteste.
« Quand vous êtes au bout du rouleau, quand vous sortez le drapeau, comme on dit, en prison, personne n’y prête attention. Les médecins sont trop débordés, ils viennent deux minutes vous voir pour vous prescrire vos médicaments. Ici, ça n’a rien à voir : on m’écoute », explique le trentenaire, encore stupéfait de pouvoir appeler les soignants par leur prénom. À entendre Pierre Lamothe, les patients seraient surtout rassurés d’être pris en charge médicalement. « Ils apprécient qu’on s’occupe d’eux sans hostilité et qu’on les aide à mettre des mots sur leur souffrance. Cela les sécurise énormément. »
Le patient reprend le chemin de la prison lorsqu’il est en voie de guérison
Cruelle logique : lorsqu’il est en voie de guérison, le patient doit reprendre le chemin de la prison et troquer son titre de « malade » pour celui de « détenu ». Étonnamment, les intéressés sont plutôt demandeurs. Et ce, pour des raisons inattendues.
Par exemple, à l’heure où l’on brandit l’encellulement individuel comme « la » panacée, Luc goûte peu le fait d’avoir une chambre individuelle au sein de l’UHSA : « En prison, on est plusieurs par cellule et je crois que je préfère. Ici, je gamberge tout seul autour de mon lit. » Alain, lui, reproche à l’UHSA son caractère aseptisé : « En détention, on peut fumer en cellule, se faire un petit café, écouter de la musique tard dans la nuit… »
Si les détenus se montrent si désireux de quitter les lieux c’est aussi, à entendre la psychiatre Ève Becache, pour ne plus être étiquetés comme « malades ». « Toute personne s’estimant guérie souhaite rentrer chez elle, analyse le médecin. Eh bien, c’est pareil pour les détenus. » C’est donc souvent la communauté soignante qui insiste pour que le patient reste encore quelques jours avant de rejoindre la prison.Huit établissements semblables prévus d’ici à 2012
Déjà victime de son succès, l’établissement pourrait aujourd’hui rapidement « s’emboliser ». Car les demandes d’hospitalisation à l’UHSA sont désormais quotidiennes. Huit établissements semblables sont appelés à voir le jour d’ici à 2012. Au final, 700 places devraient être créées.
Les pouvoirs publics comptent, pour l’heure, s’en tenir là, pour des raisons financières notamment, même s’il y a plusieurs milliers de détenus atteints de troubles psychiatriques en France. Le coût de fonctionnement de l’UHSA de Bron se monte à neuf millions d’euros, dont sept en personnel (pour une centaine d’équivalents temps-plein).
Une facture totalement assumée par Pierre Lamothe : « Avec ce budget, on s’approche de ce que coûte un service de réanimation. Et ce n’est pas très éloigné de ce que nous faisons : finalement, nous prenons en charge des personnes qui ont été abandonnées psychologiquement et qui se retrouvent, de ce fait, “inanimées” socialement. »
Marie BOËTON
(1) L’établissement est rattaché au centre hospitalier Le Vinatier.
« La Croix » a pu visiter en exclusivité le premier hôpital-prison de France. Ouvert en mai, il accueille une cinquantaine de détenus présentant des troubles psychiatriques lourds
Luc n’a pas tout de suite réalisé où il était transféré. À peine incarcéré pour avoir poignardé son père, ce jeune homme de 19 ans a été conduit dans la toute nouvelle unité hospitalière spécialement aménagée (UHSA) de Bron, en banlieue lyonnaise (1).
« On m’a amené ici parce que, en cellule, j’étais un petit peu angoissé », ânonne-t-il lentement. Le diagnostic médical est, lui, autrement plus préoccupant : pris de bouffées délirantes, Luc présentait un risque de passage à l’acte. Depuis son arrivée à Bron, il n’a plus été une seule fois en contact avec les « bleus », le surnom donné aux surveillants par les détenus.
Place aux blouses blanches, et à elles seules. « Les médecins qui m’entourent m’aident à éclaircir les points négatifs en moi, à comprendre mes délires. En prison, tout est plus… sec. Les surveillants ont d’autres soucis à gérer. »
En marge de ses rendez-vous médicaux, le jeune homme peut participer aux multiples activités culturelles et sportives de l’établissement. Il préfère, pour l’heure, enchaîner les puzzles, hobby aussi solitaire que rassurant. Et son état de santé devrait, selon les médecins, permettre d’ici à quelques jours son retour en prison.
Entre 10 à 25 % de la population carcérale souffrent de troubles graves
Avant l’ouverture de l’UHSA, en mai dernier, les bouffées délirantes de Luc l’auraient tout droit mené dans un hôpital psychiatrique. Son statut de détenu aurait obligé les soignants à le tenir à l’écart du reste des patients, dans une chambre fermée à clé.
Surtout, pour limiter tout risque d’évasion, son hospitalisation se serait limitée à quelques jours. C’est pour répondre à cette inadéquation de l’offre de soins psychiatriques aux détenus (entre 10 à 25 % de la population carcérale souffrent de troubles graves) que les pouvoirs publics ont fini par créer les UHSA.
Seul établissement de la sorte actuellement, l’unité de Bron a tout, en apparence, d’une prison classique : gros murs d’enceinte, barreaux aux fenêtres, parloirs… Principale différence : seul le personnel hospitalier y intervient. Les surveillants pénitentiaires sont relégués à l’entrée du bâtiment et n’ont pour seule mission que d’assurer la sécurité extérieure.
Le terme de « détenu » est proscrit, ici on parle de « patient »
Autre différence avec les établissements pour peine : le terme de « détenu » est proscrit, ici on ne parle que de « patient ». « Nous accueillons des individus atteints d’une pathologie psychiatrique qui souhaitent, ou nécessitent, d’être hospitalisés sur le long cours et pas uniquement lors d’une crise », explique Pierre Lamothe, médecin psychiatre et responsable du pôle Santé mentale des détenus et psychiatrie légale, dont dépend l’UHSA. « Ils retournent en détention lorsqu’on perçoit en eux une moindre souffrance, une meilleure estime d’eux-mêmes, une plus grande capacité à gérer les règles de vie en collectivité. »
Certains ne restent à Bron que quelques jours. D’autres de longs mois. Pas étonnant, compte tenu de la variété des profils qui cohabitent ici : une mère infanticide, un criminel sexuel proche du handicap mental, un quadragénaire profondément dépressif, un psychopathe borderline, un schizophrène délirant, etc. Cette cinquantaine de patients – dont un mineur – sont d’ailleurs répartis dans différentes unités, en fonction de leur pathologie ou de leur éventuelle dangerosité.
Les soignants sont tous volontaires. Corinne Bouchet fut l’une des toutes premières à déposer sa candidature. En tant que cadre de santé, elle assume la part de danger inhérente à sa fonction : «On ne peut soigner sans prendre le risque de l’autre.»
Les patients "apprécient qu’on s’occupe d’eux sans hostilité"
Tout est fait, néanmoins, pour limiter au maximum les débordements. Il n’est qu’à voir le nombre de caméras dans les couloirs pour s’en convaincre. Autre détail, auquel les patients ne prêtent sans doute pas attention : le personnel médical intervient systématiquement en binôme, pour mieux faire face en cas de problème.
Enfin, chaque employé est doté d’un talkie-walkie géolocalisable. Un premier signal permet de mobiliser une partie du personnel médical, un second, l’ensemble de la communauté soignante, et un troisième, les surveillants de la pénitentiaire. L’arrivée sur les lieux prend moins de 20 secondes.
Éloigné de l’hôpital classique, l’UHSA l’est presque tout autant de la prison. Et c’est bien là son originalité. Alain, un ancien enfant de la Ddass, toxicomane ayant attenté à ses jours à plusieurs reprises derrière les barreaux, en atteste.
« Quand vous êtes au bout du rouleau, quand vous sortez le drapeau, comme on dit, en prison, personne n’y prête attention. Les médecins sont trop débordés, ils viennent deux minutes vous voir pour vous prescrire vos médicaments. Ici, ça n’a rien à voir : on m’écoute », explique le trentenaire, encore stupéfait de pouvoir appeler les soignants par leur prénom. À entendre Pierre Lamothe, les patients seraient surtout rassurés d’être pris en charge médicalement. « Ils apprécient qu’on s’occupe d’eux sans hostilité et qu’on les aide à mettre des mots sur leur souffrance. Cela les sécurise énormément. »
Le patient reprend le chemin de la prison lorsqu’il est en voie de guérison
Cruelle logique : lorsqu’il est en voie de guérison, le patient doit reprendre le chemin de la prison et troquer son titre de « malade » pour celui de « détenu ». Étonnamment, les intéressés sont plutôt demandeurs. Et ce, pour des raisons inattendues.
Par exemple, à l’heure où l’on brandit l’encellulement individuel comme « la » panacée, Luc goûte peu le fait d’avoir une chambre individuelle au sein de l’UHSA : « En prison, on est plusieurs par cellule et je crois que je préfère. Ici, je gamberge tout seul autour de mon lit. » Alain, lui, reproche à l’UHSA son caractère aseptisé : « En détention, on peut fumer en cellule, se faire un petit café, écouter de la musique tard dans la nuit… »
Si les détenus se montrent si désireux de quitter les lieux c’est aussi, à entendre la psychiatre Ève Becache, pour ne plus être étiquetés comme « malades ». « Toute personne s’estimant guérie souhaite rentrer chez elle, analyse le médecin. Eh bien, c’est pareil pour les détenus. » C’est donc souvent la communauté soignante qui insiste pour que le patient reste encore quelques jours avant de rejoindre la prison.Huit établissements semblables prévus d’ici à 2012
Déjà victime de son succès, l’établissement pourrait aujourd’hui rapidement « s’emboliser ». Car les demandes d’hospitalisation à l’UHSA sont désormais quotidiennes. Huit établissements semblables sont appelés à voir le jour d’ici à 2012. Au final, 700 places devraient être créées.
Les pouvoirs publics comptent, pour l’heure, s’en tenir là, pour des raisons financières notamment, même s’il y a plusieurs milliers de détenus atteints de troubles psychiatriques en France. Le coût de fonctionnement de l’UHSA de Bron se monte à neuf millions d’euros, dont sept en personnel (pour une centaine d’équivalents temps-plein).
Une facture totalement assumée par Pierre Lamothe : « Avec ce budget, on s’approche de ce que coûte un service de réanimation. Et ce n’est pas très éloigné de ce que nous faisons : finalement, nous prenons en charge des personnes qui ont été abandonnées psychologiquement et qui se retrouvent, de ce fait, “inanimées” socialement. »
Marie BOËTON
(1) L’établissement est rattaché au centre hospitalier Le Vinatier.
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