Scène thérapie
26/11/2010
Face au public, des schizophrènes, des trisomiques. Le temps d’une pièce, «Bleu de mes rêves», ils ont pris la parole. Une création rare emmenée par Gérard Gallego.
Par DIDIER ARNAUD Envoyé spécial à Morsang-sur-Orge (Essonne)
Sur la scène du théâtre, le plateau est jonché de journaux déchirés, des quotidiens gratuits à piétiner, et on entend clairement le bruit de feuilles mortes écrasées par une semelle humaine. La petite Lætitia, dont on ne sait pas bien si c’est une femme ou une enfant, jupette, collants blancs, avance avec un gros cochon rose dans les bras. Quand elle dispose des chaises en rang d’oignon, le petit mouvement du bassin qu’elle produit est un instant de grâce. Puis vient Frédéric, bouille ronde, voix ferme. Il interpelle le public : «Vous êtes les spectateurs, nous sommes les comédiens», d’une voix de stentor. Ces deux présences antagonistes - force impassible, fragilité intense - font frissonner l’échine. La suite est faite de danses, d’interpellations, de coups de gueule. On ne sait pas très bien où on se trouve : l’histoire n’est pas de celles qui se racontent, mais, là où on est, il y a de l’émotion. Bleu de mes rêves, qui s’est donné les 19 et 20 novembre à l’Arlequin théâtre ouvert, à Morsang-sur-Orge (Essonne), est un spectacle rare. Il est joué par des hommes et des femmes de tous âges (de 18 ans à 50 ans), qui souffrent de troubles psychiques d’origine diverse. Certains sont schizophrènes, d’autres trisomiques.
Au théâtre : ces comédiens-là, on les appelle «les résidents». Sous traitement, ou non, avec bien souvent des trajectoires familiales lourdes, ils fréquententun centre, les Amis de l’atelier, qui se trouve à deux cents mètres du théâtre, pensionnaires où à l’accueil de jour. Les résidents n’ont pas de mémoire. Les résidents ont du mal à se concentrer. Ils se fatiguent très vite, mais ils se donnent à fond.
26/11/2010
Face au public, des schizophrènes, des trisomiques. Le temps d’une pièce, «Bleu de mes rêves», ils ont pris la parole. Une création rare emmenée par Gérard Gallego.
Par DIDIER ARNAUD Envoyé spécial à Morsang-sur-Orge (Essonne)
Sur la scène du théâtre, le plateau est jonché de journaux déchirés, des quotidiens gratuits à piétiner, et on entend clairement le bruit de feuilles mortes écrasées par une semelle humaine. La petite Lætitia, dont on ne sait pas bien si c’est une femme ou une enfant, jupette, collants blancs, avance avec un gros cochon rose dans les bras. Quand elle dispose des chaises en rang d’oignon, le petit mouvement du bassin qu’elle produit est un instant de grâce. Puis vient Frédéric, bouille ronde, voix ferme. Il interpelle le public : «Vous êtes les spectateurs, nous sommes les comédiens», d’une voix de stentor. Ces deux présences antagonistes - force impassible, fragilité intense - font frissonner l’échine. La suite est faite de danses, d’interpellations, de coups de gueule. On ne sait pas très bien où on se trouve : l’histoire n’est pas de celles qui se racontent, mais, là où on est, il y a de l’émotion. Bleu de mes rêves, qui s’est donné les 19 et 20 novembre à l’Arlequin théâtre ouvert, à Morsang-sur-Orge (Essonne), est un spectacle rare. Il est joué par des hommes et des femmes de tous âges (de 18 ans à 50 ans), qui souffrent de troubles psychiques d’origine diverse. Certains sont schizophrènes, d’autres trisomiques.
Au théâtre : ces comédiens-là, on les appelle «les résidents». Sous traitement, ou non, avec bien souvent des trajectoires familiales lourdes, ils fréquententun centre, les Amis de l’atelier, qui se trouve à deux cents mètres du théâtre, pensionnaires où à l’accueil de jour. Les résidents n’ont pas de mémoire. Les résidents ont du mal à se concentrer. Ils se fatiguent très vite, mais ils se donnent à fond.
Alors, comme ils ne peuvent apprendre un texte, leur production se transforme à chaque fois en prouesse. Chacune de leurs répétitions se mue en improvisation sur un cadre imposé. La seule chose immuable, c’est la bande-son.
«J’te jure, la mort, j’ai peur»
Lorsqu’elle défile dans le noir de la salle de théâtre, ils parlent et c’est une surprise pour le public de les entendre, eux qui n’ont jamais la parole. Christine : «J’ai les pieds qui sont de travers, mes parents m’ont faite à l’envers, je suis née les pieds devant, j’ai quand même une grande gueule.»
Eric détaille ainsi les trois âges de la vie : «Un adulte, c’est majeur ; un enfant, c’est mineur ; un petit vieux, c’est à la maison de retraite.» Souvent, ils sont drôles. Christine lance : «Rire jaune, ça veut dire que tu ris cocu.» Sandrine rit : «Envoyer sur les roses, ça veut dire qu’on balance les gens dans les épines.» Frédéric : «Le bonheur, c’est d’être avec ma copine, faire des sorties. Être libre, c’est d’avoir plus mes parents sur le dos, faire ce que j’ai envie de faire.» Ils y livrent parfois des secrets, comme pour qui leur cœur bat : «Elle s’appelle Christelle, son nom de famille, je me rappelle plus.» Ils sont lucides sur leur situation, mais peinent à dire en quoi ils nous sont différents : «On sait ce qu’on fait dans la vie… rien. Mais on sait faire des choses, moi je sais faire à manger, un petit peu repasser, c’est tout, la différence [avec les autres gens, ndlr], c’est quoi, moi je sais pas.» L’avenir ? Aude : «Avoir un enfant, j’aurais pas le droit… Si ça l’intéresse de faire l’amour avec moi, je ne veux pas le brusquer. J’aimerais bien faire notre vie ensemble.» Christine : «Si jamais demain, mon cœur s’arrête, je vais faire une dépression, j’te jure, la mort, j’ai peur.» L’ensemble dégage une urgence, dessine une vie, au jour le jour, avec ses heurs, malheurs, et instants de douceur. Cela se voit lorsque Emilie chante d’une voix fluette la Vie en rose.
A quoi sert ce théâtre-là ? D’abord, à faire progresser les résidents, pour qui ce projet a des vertus thérapeutiques. «Cela a bougé chez eux», explique Sandy Escribano, aide-médico psychologique. Le travail sur le corps, l’espace, la voix leur a permis de faire reculer certaines de leurs inhibitions. La première fois que Lætitia a vu Gérard Gallego, le metteur en scène, elle a eu très peur, et a fichu le camp à l’autre bout de la pièce. Mathieu, lui, ne bougeait pas, ne disait rien. Aujourd’hui, il aligne quelques mots, mais a toujours du mal à se tourner vers les spectateurs. Un autre résident avait tout le temps le visage baissé. Peu à peu, il a levé les yeux. Cette femme, toujours en fugue, s’est «stabilisée» le temps du spectacle.
Sandy Escribano l’avoue, son regard a changé. Elle n’y croyait pas vraiment, ne les pensait pas capables. «Le metteur en scène leur a fait confiance, alors que nous, les éducateurs, ne laissions pas facilement la magie de la spontanéité prendre place», explique-t-elle. Plus tard, la soignante raconte comment les plus empotés sur scène n’ont pas été ceux qu’on pensait. «On a pu inverser les rôles, ce sont les résidents qui m’ont accompagnée, cette fois», conclut-elle.
La directrice du foyer, Caroline Hazémard, psychologue de formation, estime que le spectacle s’inscrit parfaitement dans le cadre de la loi du 11 février 2005 qui encourage les établissements à travailler sur la «citoyenneté», pour que les handicapés participent à la vie de la société. «Faire rire, ne pas être montré du doigt, tout cela les a mis dans une dynamique de valorisation, et de responsabilité», raconte-t-elle. Ce projet leur a permis de prendre la parole mais aussi de se faire une place. Le jour du spectacle, certains étaient en costume dès 6 heures du matin, tandis que la représentation avait lieu à 16 heures. Cécile Bertrand, psychologue clinicienne, souligne que les résidents à cette occasion ont pu être «entendus de leur famille, mais aussi de l’équipe. Là, c’est sur scène, et puis c’est dit», tranche-t-elle.
Les comédiens professionnels, chargés de «cadrer» les répliques, y ont, eux aussi, trouvé leur compte. On voit ainsi Thierry peiner à «ramener Fred dans la trame», et à jouer sur son improvisation. Malvina, autre comédienne, trouve ses interlocuteurs «très fins, parfois à leur insu». Tous deux ont progressé dans leur appréhension de la scène.
Au début, Gérard Gallego voulait faire un spectacle autour de la question «quelle différence ?» A 48 ans, la voix forte et remuante, Gérard Gallego vient de la banlieue. Ce qu’il monte a souvent des accents engagés. Avant les résidents, il a joué une pièce avec des mineurs délinquants, des prisonniers à la maison d’arrêt de Fresnes. Il s’est également intéressé à la condition des femmes étrangères et des RMistes à Vincennes, un terrain qu’il continue de labourer près de Tours durant le mois de décembre 2010 (1). Un théâtre social, donc, qui s’attache autant à montrer les facettes méconnues de ces «exclus» qu’à les aider à avoir confiance en eux. Il compte faire tourner ce spectacle pour qu’il serve de référence aux écoles d’éducateurs qui souhaiteraient se lancer dans ce type de projets (2).
«Ils deviennent normaux»
Gérard Gallego n’aime pas parler de lui, mais il tente de redonner à tous ceux qui lui ressemblent un peu, ce dont, un jour, il a bénéficié lui-même. Adolescent, il s’est lui-même retrouvé face à deux alternatives pour se sortir de l’impasse dans laquelle il se trouvait : le jeu de dames et le judo. Il a pris les deux à bras-le-corps, est devenu un crack sur le damier et ceinture noire en kimono. Sur le tatami, un policier éducateur l’a pris sous son aile, lui permettant de sortir de l’ornière.
Au théâtre de Morsang, des lycéens d’une classe de design du lycée technique du Gué à Tresmes, établissement situé près de Meaux, sont venus assister aux répétitions de Bleu de mes rêves. Gérard Gallego leur a demandé d’écrire ce que le spectacle a laissé comme impressions chez eux. «Il n’y a pas eu de mots qui puissent exprimer cette émotion, si forte, si prenante que j’en ai lâché (sic) d’écrire des notes dans mon carnet», a rapporté l’un. Un autre : «Le spectacle enlève la barrière de la maladie, ils deviennent normaux». Camille a noté : «Leurs angoisses sont identiques aux nôtres.» Nikita : «Notre société classe, ordonne, pense au futur, en tout cas, ici, j’ai une ouverture d’esprit.» Inés a conclu joliment : «De toute la pièce, je n’ai pas quitté mon sourire.» Ces mots-là devraient faire plaisir à Jean-Louis Sagot-Duvauroux, le philosophe également directeur de ce théâtre de Morsang où les places sont moins chères qu’au cinéma. «Quelle que soit sa position sociale, on produit des occasions où la communauté se retrouve et éprouve sa commune humanité», dit-il. Ce spectacle en est une.
(1) Représentation le 18 décembre, à la salle des fêtes du Sanitas, Tours (37). (2) GerardGallego.org
«J’te jure, la mort, j’ai peur»
Lorsqu’elle défile dans le noir de la salle de théâtre, ils parlent et c’est une surprise pour le public de les entendre, eux qui n’ont jamais la parole. Christine : «J’ai les pieds qui sont de travers, mes parents m’ont faite à l’envers, je suis née les pieds devant, j’ai quand même une grande gueule.»
Eric détaille ainsi les trois âges de la vie : «Un adulte, c’est majeur ; un enfant, c’est mineur ; un petit vieux, c’est à la maison de retraite.» Souvent, ils sont drôles. Christine lance : «Rire jaune, ça veut dire que tu ris cocu.» Sandrine rit : «Envoyer sur les roses, ça veut dire qu’on balance les gens dans les épines.» Frédéric : «Le bonheur, c’est d’être avec ma copine, faire des sorties. Être libre, c’est d’avoir plus mes parents sur le dos, faire ce que j’ai envie de faire.» Ils y livrent parfois des secrets, comme pour qui leur cœur bat : «Elle s’appelle Christelle, son nom de famille, je me rappelle plus.» Ils sont lucides sur leur situation, mais peinent à dire en quoi ils nous sont différents : «On sait ce qu’on fait dans la vie… rien. Mais on sait faire des choses, moi je sais faire à manger, un petit peu repasser, c’est tout, la différence [avec les autres gens, ndlr], c’est quoi, moi je sais pas.» L’avenir ? Aude : «Avoir un enfant, j’aurais pas le droit… Si ça l’intéresse de faire l’amour avec moi, je ne veux pas le brusquer. J’aimerais bien faire notre vie ensemble.» Christine : «Si jamais demain, mon cœur s’arrête, je vais faire une dépression, j’te jure, la mort, j’ai peur.» L’ensemble dégage une urgence, dessine une vie, au jour le jour, avec ses heurs, malheurs, et instants de douceur. Cela se voit lorsque Emilie chante d’une voix fluette la Vie en rose.
A quoi sert ce théâtre-là ? D’abord, à faire progresser les résidents, pour qui ce projet a des vertus thérapeutiques. «Cela a bougé chez eux», explique Sandy Escribano, aide-médico psychologique. Le travail sur le corps, l’espace, la voix leur a permis de faire reculer certaines de leurs inhibitions. La première fois que Lætitia a vu Gérard Gallego, le metteur en scène, elle a eu très peur, et a fichu le camp à l’autre bout de la pièce. Mathieu, lui, ne bougeait pas, ne disait rien. Aujourd’hui, il aligne quelques mots, mais a toujours du mal à se tourner vers les spectateurs. Un autre résident avait tout le temps le visage baissé. Peu à peu, il a levé les yeux. Cette femme, toujours en fugue, s’est «stabilisée» le temps du spectacle.
Sandy Escribano l’avoue, son regard a changé. Elle n’y croyait pas vraiment, ne les pensait pas capables. «Le metteur en scène leur a fait confiance, alors que nous, les éducateurs, ne laissions pas facilement la magie de la spontanéité prendre place», explique-t-elle. Plus tard, la soignante raconte comment les plus empotés sur scène n’ont pas été ceux qu’on pensait. «On a pu inverser les rôles, ce sont les résidents qui m’ont accompagnée, cette fois», conclut-elle.
La directrice du foyer, Caroline Hazémard, psychologue de formation, estime que le spectacle s’inscrit parfaitement dans le cadre de la loi du 11 février 2005 qui encourage les établissements à travailler sur la «citoyenneté», pour que les handicapés participent à la vie de la société. «Faire rire, ne pas être montré du doigt, tout cela les a mis dans une dynamique de valorisation, et de responsabilité», raconte-t-elle. Ce projet leur a permis de prendre la parole mais aussi de se faire une place. Le jour du spectacle, certains étaient en costume dès 6 heures du matin, tandis que la représentation avait lieu à 16 heures. Cécile Bertrand, psychologue clinicienne, souligne que les résidents à cette occasion ont pu être «entendus de leur famille, mais aussi de l’équipe. Là, c’est sur scène, et puis c’est dit», tranche-t-elle.
Les comédiens professionnels, chargés de «cadrer» les répliques, y ont, eux aussi, trouvé leur compte. On voit ainsi Thierry peiner à «ramener Fred dans la trame», et à jouer sur son improvisation. Malvina, autre comédienne, trouve ses interlocuteurs «très fins, parfois à leur insu». Tous deux ont progressé dans leur appréhension de la scène.
Au début, Gérard Gallego voulait faire un spectacle autour de la question «quelle différence ?» A 48 ans, la voix forte et remuante, Gérard Gallego vient de la banlieue. Ce qu’il monte a souvent des accents engagés. Avant les résidents, il a joué une pièce avec des mineurs délinquants, des prisonniers à la maison d’arrêt de Fresnes. Il s’est également intéressé à la condition des femmes étrangères et des RMistes à Vincennes, un terrain qu’il continue de labourer près de Tours durant le mois de décembre 2010 (1). Un théâtre social, donc, qui s’attache autant à montrer les facettes méconnues de ces «exclus» qu’à les aider à avoir confiance en eux. Il compte faire tourner ce spectacle pour qu’il serve de référence aux écoles d’éducateurs qui souhaiteraient se lancer dans ce type de projets (2).
«Ils deviennent normaux»
Gérard Gallego n’aime pas parler de lui, mais il tente de redonner à tous ceux qui lui ressemblent un peu, ce dont, un jour, il a bénéficié lui-même. Adolescent, il s’est lui-même retrouvé face à deux alternatives pour se sortir de l’impasse dans laquelle il se trouvait : le jeu de dames et le judo. Il a pris les deux à bras-le-corps, est devenu un crack sur le damier et ceinture noire en kimono. Sur le tatami, un policier éducateur l’a pris sous son aile, lui permettant de sortir de l’ornière.
Au théâtre de Morsang, des lycéens d’une classe de design du lycée technique du Gué à Tresmes, établissement situé près de Meaux, sont venus assister aux répétitions de Bleu de mes rêves. Gérard Gallego leur a demandé d’écrire ce que le spectacle a laissé comme impressions chez eux. «Il n’y a pas eu de mots qui puissent exprimer cette émotion, si forte, si prenante que j’en ai lâché (sic) d’écrire des notes dans mon carnet», a rapporté l’un. Un autre : «Le spectacle enlève la barrière de la maladie, ils deviennent normaux». Camille a noté : «Leurs angoisses sont identiques aux nôtres.» Nikita : «Notre société classe, ordonne, pense au futur, en tout cas, ici, j’ai une ouverture d’esprit.» Inés a conclu joliment : «De toute la pièce, je n’ai pas quitté mon sourire.» Ces mots-là devraient faire plaisir à Jean-Louis Sagot-Duvauroux, le philosophe également directeur de ce théâtre de Morsang où les places sont moins chères qu’au cinéma. «Quelle que soit sa position sociale, on produit des occasions où la communauté se retrouve et éprouve sa commune humanité», dit-il. Ce spectacle en est une.
(1) Représentation le 18 décembre, à la salle des fêtes du Sanitas, Tours (37). (2) GerardGallego.org
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