Deleuze et l'anti-Oedipe. La production du désir
Résumé : Une lecture de l' "Anti-Œdipe" dans un horizon marxiste. Une tentative audacieuse qui laisse cependant échapper la singularité de cet ouvrage.
Le philosophe Guillaume Sibertin-Blanc vient de publier aux PUF, dans la collection "Philosophies", l’un des premiers ouvrages en français entièrement consacrés à la lecture de L’Anti-Œdipe de Deleuze et Guattari . On s’étonnera d’emblée de l’absence, dans le titre, du nom de Félix Guattari. Ne pouvant mettre en doute les compétences de l’auteur, grand connaisseur de l’œuvre des deux penseurs, on pourrait peut-être attribuer la responsabilité de cet "oubli" (malheureusement bien trop fréquent) à la politique marketing de la maison d’édition, qui a dû juger la référence à Guattari inadaptée pour un livre qui s’adresse essentiellement à de "vrais" philosophes.
Dès l’introduction, Guillaume Sibertin-Blanc se propose de rendre compte de la singularité de cet ouvrage et s’oppose aux interprétations qui y ont lu "un romantisme du désir pur, un spontanéisme anarchique et inconséquent, une exaltation lyrique et hasardeuse de la schizophrénie, un style savoureux et agaçant affranchis des normes académiques de l’exposition théorique, sinon de toute règle élémentaire d’une argumentation rationnelle. À l’encontre de tout "deleuzisme" ou "nietzschéisme", Sibertin-Blanc choisit résolument de lire L’Anti-Œdipe comme un développement de l’héritage marxiste qui, au-delà de la psychanalyse freudienne et lacanienne, vise à fonder un "champ analytique matérialiste". Cette option interprétative, qui a le mérite de dépasser la simple exégèse, s’oriente vers une authentique tentative de "traduction" du langage deleuzo-guattarien dans le champ conceptuel et lexical d’un post-marxisme qu’on pourrait d’ailleurs juger comme très archaïque, dans sa prétendue nouveauté. Il sera donc question dans tout l’ouvrage de "lutte de classe", de "structure complexe à dominante", d’ "accumulation primitive", de "prolétariat" et de "classe ouvrière" et surtout du "matérialisme historique" (qui serait le "contexte doctrinal" choisi par un Deleuze qui aurait enfin abandonné son nietzschéisme). Les références bibliographiques de l’ouvrage se limitent ainsi presque exclusivement à Marx et Althusser, dans une surprenante entreprise d’uniformisation et de réduction des sources multiples de L’Anti-Œdipe, qui ne se réduisent ni à la philosophie (encore moins au marxisme orthodoxe), ni à la psychanalyse, mais qui se situent très souvent dans la littérature et les arts (Henry Miller, Maurice Blanchot, Antonin Artaud, Samuel Beckett, Marcel Proust, pour ne citer que quelques noms).
Bien que très audacieuse, la tentative de Sibertin-Blanc échoue à notre avis à saisir la singularité de cet étrange livre de philosophie : si cet ouvrage si controversé a un réel intérêt pour la pensée et la politique et s’il reste encore actuel aujourd’hui, presque quarante ans après sa publication, c’est justement parce que son "multilinguisme" interne continue de se soustraire au "monoliguisme" des discours philosophiques et politiques dominants.
Familialisme, capitalisme et œdipianisation de la subjectivité
Deleuze et L’Anti-Œdipe présente cependant beaucoup de points forts et de qualités. Sibertin-Blanc analyse la structure profonde de L’Anti-Œdipe, dont la complexité déconcerte souvent le lecteur, en montrant que son agencement théorique noue trois lignes de questionnement différentes mais coexistantes : une critique de la psychanalyse et de l’ "œdipianisation" de l’inconscient, une critique du code familialiste dans ses implications sociales et politiques et une critique politique des devenirs du capitalisme et des modes de subjectivation qu’il produit chez les individus et les groupes à la fois. L’importance centrale accordée par Freud et ses successeurs au complexe d’Œdipe produit une intériorisation du codage familialiste dans la théorie et la pratique psychanalytiques : grâce à l’institutionnalisation croissante des schèmes interprétatifs psychanalytiques, Œdipe s’étend progressivement dans l’ordre institutionnel, social et politique, jusqu’à produire une œdipianisation généralisée de la subjectivité capitalistique.
Titre du livre : Deleuze et l'anti-Oedipe. La production du désir
Auteur : Guillaume Sibertin-Blanc
Éditeur : Presses universitaires de France (PUF)
Collection : Philosophies
Date de publication : 20/01/10
N° ISBN : 2130569013
Le philosophe Guillaume Sibertin-Blanc vient de publier aux PUF, dans la collection "Philosophies", l’un des premiers ouvrages en français entièrement consacrés à la lecture de L’Anti-Œdipe de Deleuze et Guattari . On s’étonnera d’emblée de l’absence, dans le titre, du nom de Félix Guattari. Ne pouvant mettre en doute les compétences de l’auteur, grand connaisseur de l’œuvre des deux penseurs, on pourrait peut-être attribuer la responsabilité de cet "oubli" (malheureusement bien trop fréquent) à la politique marketing de la maison d’édition, qui a dû juger la référence à Guattari inadaptée pour un livre qui s’adresse essentiellement à de "vrais" philosophes.
Dès l’introduction, Guillaume Sibertin-Blanc se propose de rendre compte de la singularité de cet ouvrage et s’oppose aux interprétations qui y ont lu "un romantisme du désir pur, un spontanéisme anarchique et inconséquent, une exaltation lyrique et hasardeuse de la schizophrénie, un style savoureux et agaçant affranchis des normes académiques de l’exposition théorique, sinon de toute règle élémentaire d’une argumentation rationnelle. À l’encontre de tout "deleuzisme" ou "nietzschéisme", Sibertin-Blanc choisit résolument de lire L’Anti-Œdipe comme un développement de l’héritage marxiste qui, au-delà de la psychanalyse freudienne et lacanienne, vise à fonder un "champ analytique matérialiste". Cette option interprétative, qui a le mérite de dépasser la simple exégèse, s’oriente vers une authentique tentative de "traduction" du langage deleuzo-guattarien dans le champ conceptuel et lexical d’un post-marxisme qu’on pourrait d’ailleurs juger comme très archaïque, dans sa prétendue nouveauté. Il sera donc question dans tout l’ouvrage de "lutte de classe", de "structure complexe à dominante", d’ "accumulation primitive", de "prolétariat" et de "classe ouvrière" et surtout du "matérialisme historique" (qui serait le "contexte doctrinal" choisi par un Deleuze qui aurait enfin abandonné son nietzschéisme). Les références bibliographiques de l’ouvrage se limitent ainsi presque exclusivement à Marx et Althusser, dans une surprenante entreprise d’uniformisation et de réduction des sources multiples de L’Anti-Œdipe, qui ne se réduisent ni à la philosophie (encore moins au marxisme orthodoxe), ni à la psychanalyse, mais qui se situent très souvent dans la littérature et les arts (Henry Miller, Maurice Blanchot, Antonin Artaud, Samuel Beckett, Marcel Proust, pour ne citer que quelques noms).
Bien que très audacieuse, la tentative de Sibertin-Blanc échoue à notre avis à saisir la singularité de cet étrange livre de philosophie : si cet ouvrage si controversé a un réel intérêt pour la pensée et la politique et s’il reste encore actuel aujourd’hui, presque quarante ans après sa publication, c’est justement parce que son "multilinguisme" interne continue de se soustraire au "monoliguisme" des discours philosophiques et politiques dominants.
Familialisme, capitalisme et œdipianisation de la subjectivité
Deleuze et L’Anti-Œdipe présente cependant beaucoup de points forts et de qualités. Sibertin-Blanc analyse la structure profonde de L’Anti-Œdipe, dont la complexité déconcerte souvent le lecteur, en montrant que son agencement théorique noue trois lignes de questionnement différentes mais coexistantes : une critique de la psychanalyse et de l’ "œdipianisation" de l’inconscient, une critique du code familialiste dans ses implications sociales et politiques et une critique politique des devenirs du capitalisme et des modes de subjectivation qu’il produit chez les individus et les groupes à la fois. L’importance centrale accordée par Freud et ses successeurs au complexe d’Œdipe produit une intériorisation du codage familialiste dans la théorie et la pratique psychanalytiques : grâce à l’institutionnalisation croissante des schèmes interprétatifs psychanalytiques, Œdipe s’étend progressivement dans l’ordre institutionnel, social et politique, jusqu’à produire une œdipianisation généralisée de la subjectivité capitalistique.
Titre du livre : Deleuze et l'anti-Oedipe. La production du désir
Auteur : Guillaume Sibertin-Blanc
Éditeur : Presses universitaires de France (PUF)
Collection : Philosophies
Date de publication : 20/01/10
N° ISBN : 2130569013
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