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samedi 29 mai 2010




ART BRUT JAPONAIS
24 mars 2010 – 2 janvier 2011

A l’heure où l’Art Brut trouve la place qui lui est due sur la scène de l’Art Contemporain et où l’artiste majeur de la Collection de l’Art Brut de Lausanne, Aloïse, vient de faire l’objet d’une importante rétrospective au Japon, un panorama de l’Art Brut Japonais est présenté au musée de la Halle Saint Pierre jusqu’au 2 janvier 2011.

Cette exposition réunit 63 créateurs contemporains et plus de 1000 œuvres : dessins, peintures et notamment un grand nombre de sculptures.

C’est, d’une part, l’occasion de comprendre le caractère universel de l’Art Brut dans le champ de l’Art Contemporain grâce à certaines œuvres archétypales et d’autre part, de mettre en lumière une expression singulière propre à la culture nipponne.

C’est la première fois qu’un projet d’une telle envergure est présenté en dehors du Japon : regard croisé de commissaires français et japonais.

De l’art brut comme hiatus

 (…) L’art brut doit pouvoir continuer à s’affirmer comme un territoire ouvert dont les contours sont en perpétuelle évolution.

L’exposition Art Brut Japonais vient aujourd’hui nous en offrir une étonnante démonstration. La soixantaine de créateurs réunis le temps de cette exposition, sont pour la plupart pensionnaires ou fréquentent des institutions pour handicapés mentaux. Atteints de diverses maladies telles l’autisme ou la trisomie, ils souffrent d’incapacités ou de dysfonctionnements intellectuels et de difficultés marquées d'adaptation aux exigences culturelles de la société. Leurs auteurs ont éprouvé l’expérience originelle et extrême de la création, tirant leurs thèmes et leurs moyens d’expression de leur propre fond, sans souci de style à affirmer, de personnalité à imposer ou de gloire à conquérir. L’ensemble de leurs œuvres forme une mosaïque d’univers riches et singularisés, dotés de significations propres qui gardent souvent leur mystère. Les figurations schématiques ou stylisées, les figures géométriques, les signes élémentaires ou les taches de couleur, les motifs récurrents, les idéographies inventées, les matériaux quotidiens détournés rejoignent le vocabulaire spécifique aux œuvres d’art brut ; vocabulaire individuel et original employé à donner un ordre expressif précis à un réservoir complexe de pensées et d’émotions. De fait l’influence de la culture japonaise a très peu d’impact sur ces créateurs et les emprunts faits à la culture, loin de se vouloir explicites, fonctionnent comme des réminiscences exploitées et métamorphosées à la façon des restes diurnes dans un rêve.

Ces œuvres nous interrogent sur la frontière mouvante et incertaine où elles se tiennent, entre le jaillissement de nos désirs et leur domestication par la culture. Elles entretiennent des résonances avec ce qui en nous est à la fois inquiétant et familier, ce qui aurait dû rester dans l’ombre et qui en est sorti, cet entremonde où se célèbrent les noces de l’art et de la folie, de la vie et de la mort, où se jouent les multiples passages de l’originaire à la culture, de l’intime à l’universel.

Dans la société japonaise extrêmement normée et codifiée où la pire menace est l’imprévu, où la force de caractère se montre dans l’obéissance aux règles et la maîtrise de l’émotion, la rencontre avec l’art brut pouvait sembler improbable. Elle a pourtant eu lieu récemment mais en étant subordonnée à la volonté politique de donner une plus grande reconnaissance sociale aux handicapés. Les initiatives pour valoriser ce corpus en tant que patrimoine artistique sont toutes récentes et correspondent à la rencontre avec l’art brut occidental. Cette ouverture de la culture nipponne sur l’art brut renouvelle le questionnement sur les rapports de l’art à ses sources, à ses frontières et à ses créateurs. Elle devrait nourrir une pensée capable de soutenir et de donner du sens à toute expression subversive au sein d’une culture lorsqu’elle est signifiée par des personnes œuvrant dans ses marges.

Martine Lusardy, Directrice de la Halle Saint Pierre, extrait du catalogue

Art brut : la nouvelle vague japonaise
Une vague japonaise sur Montmartre ? (…)

Ce qui frappe en effet de prime abord lorsqu’on se trouve confronté à ce foisonnant corpus constitué par les œuvres des 63 créateurs réunis dans l’exposition du Musée de la Halle Saint-Pierre c’est la diversité des solutions plastiques adoptées pour répondre en dernière instance à une question unique, celle de la collaboration de chacun avec son propre fond inconscient.

Takahiro Shimoda décore des pyjamas de motifs coloriés à la grosse parce qu’il veut dormir dans ce qu’il aime le plus : les œufs de saumon, les gâteaux ou son pénis.

Mineo Ito ne fait que décliner son nom en processions chenillées.

Moriya Kishaba aligne avec une infinie patience des milliers d’idéogrammes qui ont pour particularité de ne pas faire sens (…)

Takashi Shuji donne sa préférence à des masses noires et bleues se découpant franchement sur des surfaces ambrées comme des laques pour représenter les formes essentielles des choses.

Yoshimitsu Tomizuka noie ses compositions dans une multitude de représentations diffractées et dans une soupe d’écrits où il garde trace des menus événements de sa vie (…)

Satoshi Nishikawa empile sans repentirs des formes serpentines, en argile vigoureusement roulée à la main (…)

Shinichi Sawada, de ses doigts fuselés, ajoute paisiblement l’une à l’autre des épines à des totems-cactées ou à des boules piquantes à la façon des poissons-hérissons qui se gonflent pour faire peur.

On multiplierait facilement les exemples plus ou moins contradictoires. L’hétérogénéité n’est pas moindre sur le plan des techniques.

Keisuke Ishino fait un usage immodéré du ruban adhésif pour faire tenir debout ses robots de cartoons.

Tsukasa Iwasaki inscrit ses peintures dans des cadres élaborés et insolites, réalisés à partir de publicités prélevées dans les journaux.

Yoshio Hatano représente avec une précision minutieuse des intérieurs chargés de meubles et d’accessoires en se servant de boîtes de carton plutôt que d’une règle millimétrée.

Masao Obata reste fidèle, pour représenter ses couples rouges, aux emballages jaunâtres et discrètement ondulés qu’il trouve dans la cuisine de l’établissement où il vit. Non sans en arrondir les angles toutefois.

On chercherait vainement dans cette harmonie dissonante de variétés irréductibles une école nipponne. Même si l’on goûte avec Takashi Shuji à une sorte de cérémonie lorsqu’il impose dans la forme l’idée pure d’un bol de thé. Même si l’on reconnaît dans le travail en estompe de Hirotaka Hatana ce fameux « lustre de la main » que Junichirô Tanizaki célèbre dans Éloge de l’ombre.

Nous pouvons bien suivre Yuji Tsuji dans le touffu dédale d’une ville japonaise qu’il reconstitue de mémoire à partir d’un détail précis ou reconnaître dans le travesti d’Eijiro Miyama le souvenir lointain d’une de ces fêtes villageoises d’autrefois dont on peut se faire une idée grâce au Village des moulins à eau, une séquence du film Rêves (1990) d’Akira Kurosawa.

En ce qui concerne le Pays du soleil levant, il convient en effet, comme le dit Chris Marker (3), de « contourner l’idée reçue de prendre le contre-pied des idées reçues ».

Il n’en demeure pas moins que les emprunts de nos créateurs japonais au petit matériel de leur « japonitude » ambiante ne constituent finalement que des données circonstancielles. Chacun agit pour lui-même et avec ce qu’il a sous la main, en fonction de sa démarche mentale prévalente. En aucun cas leur culture (ou ce qu’ils ont pu en intégrer) ne constitue l’agent fédérateur de leurs travaux. La preuve en est qu’ils entrent sans peine en cousinage avec des créateurs de même type mais occidentaux. Parmi ces symétriques dont ils ignorent évidemment tout, on peut citer Boris Bojnev pour ses « auras » où il inscrit des ready made retouchés, Jean-Pierre et ses cartographies (4), Willem Van Genk et ses villes fourmillantes ou, pour leurs costumes exubérants, Vahan Paladian, Giovanni Podesta (…).

La règle fondamentale de l’art brut n’est donc pas contrariée. Japonais ou français - à supposer qu’il puisse avoir une nationalité - l’art brut ne fait pas système. Il ne se résume pas à un style ou à un nombre limité de procédés, même si chaque création qui en relève fonctionne selon le principe d’un auto-ressourcement permanent. Sa cohérence doit être cherchée ailleurs. Du côté du décalage productif qui toujours le caractérise.

Cela oblige notre raisonnement à fonctionner à rebours ? Oui.

A tourner momentanément le dos à ces critères d’ordre et de logique auxquels nous devons nous en remettre dans notre vie courante éprise d’adaptation sociale ? Oui.

A cette façon de nous jeter sans bouée de sauvetage à l’autre pôle de l’intelligence, nous reconnaissons dans ces œuvres venues du Japon le grand vent de l’art brut. Une dé-raison fondatrice domine ici et cette exposition est pour nous la chance d’en expérimenter quelques unes des infinies ressources.

Qu’il se présente sous un jour obsessionnel (par exemple dans les foules de Shido Ueda, les alignements ferroviaires de Hidenori Motooka) ou dans une note apparemment plus indisciplinée (dans les peintures de Toshihiko Shiga), ce vagabondage itératif de la main et de la pensée est, plus qu’un ordre, propice à nous faciliter l’accès à cet inexprimable qui fait le cœur obscur de nos vies.

Non que ces œuvres soient détentrices de solutions existentielles voire de réponses métaphysiques. (…) Loin d’exprimer une doctrine cosmique commune, chacune révèle plutôt, à sa façon, une poétique cosmique particulière.

Si Dieu il y a dans leur univers, chacun le leur. Encore porte-t-il toujours un masque comme un acteur du théâtre Nô. Il ne se trouve que dans la redoutable proximité avec ce que Jacques Lacan désigne comme l’Autre. On ne saurait bâtir sur lui une quelconque théorie du sacré, fût-il rénové.

A l’instar de Luigi Pirandello, les créateurs japonais présentés ici sont « fils du chaos » (5).  Non d’une manière allégorique mais parce que le chaos d’où ils émettent, ce n’est pas leur pays lui-même mais ce qu’ils portent en eux de différences suffisamment contradictoires pour engendrer cette « étoile qui danse » dont parle Zarathoustra (6).

Même filant, même vacillant, un fanal au sein de cette galaxie absurde et réelle que constitue l’esprit humain est toujours bon à suivre.
Jean-Louis Lanoux
Extrait du texte du catalogue, 2010


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