par Lelo Jimmy Batista publié le 10 janvier 2023
L’erreur serait de concevoir De Humani Corporis Fabrica comme une épreuve. Un film pour estomac bien accroché. Un tour de train fantôme à travers les artères. C’est-à-dire que si on s’arrête à la surface, le nouveau documentaire de Verena Paravel et Lucien Castaing-Taylor, exploration frontale, vertigineuse et radicale de l’hôpital et du corps humain, a de quoi faire blêmir. D’autant que la réputation des deux cinéastes-anthropologues n’est plus à faire – sur ses deux films précédents, Leviathan et Caniba, le couple avait filmé la pêche au large et un cannibale avéré (Issei Sagawa, disparu récemment), collant au plus près du physique et des textures. Ici, tout n’est que discours bruts, cassants et opérations filmées en très gros plan, le tout sans explication superflue ni concept écrasant. Des images véritablement sidérantes et pas toujours simples à appréhender mais qui, loin de tout sensationnalisme, débordent d’une incroyable humanité.
Champ d’expérimentation
Deux heures tournées pour l’essentiel dans les hôpitaux du nord de Paris, qui à rebours de l’exploration froide embrassent le cinéma à leur manière, sans complexes et avec pas mal d’audace. De Humani Corporis Fabrica est ainsi un film d’aventures où tout peut arriver, où l’anatomie est avant tout un champ d’expérimentation – comme les chirurgiens qu’ils filment, Paravel et Castaing-Taylor plongent dans les corps sans jamais savoir à l’avance ce qu’ils vont y trouver. En l’occurrence, des paysages intérieurs inouïs, jamais vus, jamais filmés, du moins pas avec autant de sens de la poésie et du fantastique. De vrais décors de science-fiction, tout en profondeurs inconnues, galaxies infinitésimales, affrontements secrets. Où la caméra flotte, fourrage, triture, avant de quitter le corps et de dévoiler le contexte de l’opération – moment ahurissant qui surprend moins par sa teneur graphique que par le contraste impitoyable avec tout ce qui a précédé.
Le film de Verena Paravel et Lucien Castaing-Taylor n’oublie pas non plus, et c’est logique, la comédie, multipliant les situations de nonsense ordinaire comme dans cette scène où, en pleine opération de la cataracte, des chirurgiens se mettent à badiner sur le prix du mètre carré. Souvent, tout ça se rejoint, se télescope, pour donner naissance à des sommets de suspense ubuesque, de SF intime, tel ce face-à-face délirant entre un chirurgien expérimentant de nouveaux outils et une prostate récalcitrante dans on ne sait quelle crypte souterraine parcourue de lagons sanglants.
Sécheresse inouïe
Des scènes qui montrent aussi, chacune à sa manière mais toujours avec une sécheresse inouïe, la réalité de l’hôpital, dans un contexte où il est plus que fragilisé, littéralement démoli. A ce titre, la dernière scène résume, à elle seule, presque tout. Un long plan séquence tourné lors d’une fête dans une salle de garde, où la caméra s’attarde sur les multiples détails d’une fresque obscène, tandis que hors-champ le personnel hospitalier danse sur Blue Monday de New Order. L’image d’un lieu hors normes, insondable et abîmé, où malgré la violence du quotidien, surnage toujours, intact, le réflexe de vie. Où des efforts déments sont à chaque instant déployés pour réparer les corps, relancer la machine, ramener à la surface. Pour jouer à Dieu alors qu’on n’est soi-même qu’un amas de chair et de sang.