par Marlène Thomas publié le 19 octobre 2022
Le Sénat aura manqué le train de l’histoire, celui qui aurait fait de la France un pays pionnier en sécurisant le droit à l’avortement dans le marbre de sa Constitution. Au moment du vote, les bancs bruissent, les portables se dégainent pour saisir en image ce premier revers attendu. Avec 172 voix contre et 139 pour, la Chambre haute, à majorité de droite, s’est opposée, au terme de débats parfois enlevés, à une proposition de loi transpartisane visant à inscrire le droit à l’IVG et à la contraception dans la loi fondamentale. Examiné en première lecture ce mercredi soir dans le cadre d’une niche parlementaire du groupe écologiste, ce texte porté par la sénatrice Mélanie Vogel était cosigné par 114 sénateurs, issus de sept groupes politiques sur les huit que compte le Sénat, à l’exception des Républicains. Deux élus LR ont voté pour, six se sont abstenus ; quinze centristes ont voté en faveur de ce texte. Le décalage entre le Sénat et la société française est frappant : selon un sondage Ifop pour la Fondation Jean-Jaurès, «81 % des Français sont favorables à l’inscription de l’accès à l’IVG dans la Constitution française.»
«Préférons-nous une société où le droit de l’avortement est protégé au sommet de la hiérarchie des normes, ou une société ou une simple loi peut le défaire ?», a introduit Mélanie Vogel. Un rappel du contexte de régression des droits des femmes dans le monde, aussi bien aux Etats-Unis qu’en Europe, où les reculs sont effectifs en Hongrie et en Pologne et où des menaces pèsent sur les Italiennes et Suédoises. Aux arguments de la commission des Lois, qui estimait le 12 octobre qu’«une révision constitutionnelle ne s’impose pas», la sénatrice a répondu d’une métaphore : «C’est un peu comme dire je suis dans ma voiture, ça ne sert à rien de mettre ma ceinture parce que je ne suis pas en train d’avoir un accident.»
«Nous devons écrire le droit»
La rapporteure LR Agnès Canayer a assuré qu’«aujourd’hui, ces droits sont pleinement protégés par le droit positif» et qu’il n’y avait «pas lieu d’importer en France un débat lié à la culture américaine».Si c’est bien le renversement de l’arrêt Roe v. Wade qui sécurisait le droit à l’avortement aux Etats-Unis qui a produit l’étincelle, la sénatrice écolo s’est efforcée de retracer une démarche nationale bien antérieure au cataclysme américain. Dépôt d’un texte similaire en 2017 au Sénat par le groupe communiste, rebelote en 2018 à l’Assemblée nationale sur l’initiative de LFI, puis du socialiste Luc Carvounas en 2019… ces tentatives de sécurisation du droit des femmes à disposer de leur corps s’étaient toutes soldées par des échecs. «Nous devons écrire le droit, nous devons écrire la législation. De ce point de vue je veux dire ma conviction que ce texte n’est pas seulement inutile, il serait inefficace», a martelé Philippe Bas, sénateur LR.
Le dépôt d’une question préalable (permettant de rejeter un texte sans débat) par Stéphane Ravier (RN) n’a pourtant fait que relever l’urgence de ne plus attendre. Suscitant des réactions outrées d’un bout à l’autre de l’hémicycle, il a dénoncé un «texte dangereux, inutile» parlant «d’attaques envers la vie» en référence à l’allongement récent par la loi Gaillot des délais légaux pour avorter de 12 à 14 semaines. Reprenant la rhétorique antichoix, il a tonné : «Vous estimez que cet infanticide légalisé est un progrès, je considère que c’est une ignominie qui nous déshonore.» Présent aux côtés de la ministre chargée de l’Egalité Isabelle Rome, le garde des Sceaux Eric Dupond-Moretti a rebondi : «Vous nous donnez une formidable raison de voter ce texte.»
Par la voix des deux ministres, le gouvernement a rappelé son soutien à toutes les initiatives parlementaires portant cette constitutionnalisation. Deux propositions de loi déposées par la Nupes et du groupe de la majorité présidentielle Renaissance seront examinées en novembre à l’Assemblée nationale. «Le gouvernement y est favorable […] n’en déplaise à l’extrême droite, qui malgré le vernis qu’elle essaie de nous montrer n’a jamais été et ne sera jamais l’allié des droits des femmes», a appuyé Isabelle Rome.«Nous avons désormais la preuve que plus aucune démocratie, même la plus grande d’entre toutes, n’est protégée», a alerté le ministre de la Justice en insistant sur «la force du symbole». Déroulant quelques considérations juridiques à ne pas écarter sur la formulation du texte ou encore la place qu’il pourrait prendre dans la Constitution, il a rappelé l’intérêt d’une telle démarche : «Changer la constitution est beaucoup plus difficile que de changer la loi.»
«Prenez la main !»
L’examen de ce texte a mis de nouveau à jour un fort clivage gauche-droite sur le droit à l’avortement. Quand Muriel Jourda (LR) s’interroge, «quel danger menace aujourd’hui la liberté des femmes ?», la socialiste Laurence Rossignol rétorque : «Les courants hostiles à l’IVG n’ont jamais désarmé depuis 1975. Ils disposent de moyens financiers considérables drainés à l’international, s’appuient sur des institutions puissantes comme la fondation Lejeune, sont hyper actifs sur le Net.» Le combat pour la constitutionnalisation s’est même vu confronté par certains, dont la rapporteure Agnès Canayer à celui pour l’effectivité du droit à l’IVG : déserts médicaux, revalorisation des actes d’avortement, inégalités d’accès aux soins… Comme si l’un annulait l’autre.
Se réfugiant à de multiples reprises derrière la figure de Simone Veil, rappelant leur «attachement» à ce droit fondamental, la droite républicaine n’a pas su camoufler ses contractions. «Si on vous avait écoutés, l’IVG ne serait toujours pas remboursée, en 1982, la loi Roudy a été rejetée par le Sénat, les femmes devraient toujours prouver qu’elles sont réellement en détresse, les mineurs devraient toujours obtenir l’autorisation de leurs parents et je ne suis même pas sûre que la pilule du lendemain serait en vente libre», a déroulé Laurence Rossignol. Face à ce combat perdu d’avance, la centaine de sénateurs signataires de la proposition de loi pensait déjà au coup d’après, se servant de ce galop d’essai comme une interpellation au gouvernement. «Prenez la main ! Déposez un projet de loi, épargnez-nous ces allers et retours, ces votes aléatoires», a conclu Laurence Rossignol. Un projet de loi constitutionnel permettrait un examen plus rapide et surtout éviterait la conduite risquée d’un référendum. Le gouvernement voudra-t-il se mouiller davantage en portant lui-même cette réforme constitutionnelle ? La frilosité à peine camouflée d’Emmanuel Macron sur le sujet de l’avortement permet d’en douter.