Elles ont entre 13 et 25 ans et maîtrisent tous les codes des influenceuses. Ongles colorés, virgules d’eye-liner au coin des yeux, visage lissé par un filtre… et voile sur les cheveux. Mais pas n’importe lequel. Un «voile chrétien». Depuis le mois de février, sur le réseau social TikTok, des centaines de jeunes femmes se mettent en scène dans de courtes vidéos, toutes en langue française, allant du tutoriel sur l’enfilage de voile aux conseils spirituels. Sous des pseudos tels que @daughter_of_god.j, @margow.en.christ ou encore @claraandjesus_, ces «chrétiennes pratiquantes», comme elles se revendiquent, vantent leur amour pour le Christ en dansant sur des tubes à la mode, les cheveux couverts la plupart du temps. Aujourd’hui, certaines publications cumulent des centaines de milliers de vues.
Pour la majorité de ces jeunes filles, comme Maëva, 21 ans, dont la dernière vidéo a été regardée près de 14 000 fois, le voile est avant tout une manière «d’affirmer [son] identité religieuse» par un moyen visuel. Les deux jeunes femmes contactées par Libé se disent apolitiques et les vidéos que nous avons consultées ne contiennent pas de messages politiques ou militants. Mais le phénomène est nouveau et interroge les chercheurs, car se couvrir la tête n’avait jusqu’ici «jamais été considéré comme une manière de renforcer l’appartenance chrétienne des femmes», indique à Libération Anthony Feneuil, responsable du master de théologie à l’université de Lorraine. Rien que l’expression «voile chrétien», dont le hashtag regroupait à lui seul 31,5 millions de vues sur TikTok le 20 juillet, n’existait nulle part ailleurs avant les premières vidéos. «Pendant longtemps, le voile n’avait rien de spécifiquement religieux. Il faut revenir à des choses pratiques : dans l’Empire romain, ça protégeait les cheveux de la poussière. Il ne faut pas investir d’emblée cette pièce de tissu d’un contenu spirituel», rappelle Sophie Gherardi, directrice du Centre d’étude du fait religieux contemporain.
Mais depuis quelques années, le voile a acquis une charge symbolique religieuse beaucoup plus forte : «Dans nos sociétés occidentales, on n’arrive plus à le distinguer de la religion, en particulier l’islam», analyse Anne-Laure Zwilling, ingénieure de recherche au CNRS, spécialisée dans les évolutions religieuses en Europe. Pour elle, cette soudaine appropriation du voile par de très jeunes femmes correspond à un désir de mise en scène de soi inhérent aux réseaux sociaux. «Ça montre bien aujourd’hui l’importance de mettre en avant des signes extérieurs de pratique religieuse alors qu’aucune religion ne demande ça», ajoute la chercheuse en soulignant l’aspect paradoxal d’exhiber sur les réseaux sociaux un vêtement qui cache.
«Toutes les religions se servent des vêtements»
En novembre, Clara, 18 ans, a créé sur TikTok un «compte chrétien», exclusivement dédié au «partage du message du Christ». «Porter le voile, ça me fait du bien au moral. Je me sens plus libre avec, et quand je l’enlève, j’ai l’impression d’avoir un poids qui revient», raconte-t-elle à Libération. Comme elle, les jeunes chrétiennes qui portent le voile ont transformé cet accessoire en objet de piété, à la manière d’un chapelet ou d’une croix, censé les relier à Dieu. Dans ses vidéos comme dans celles des autres jeunes filles, le morceau de tissu est souvent noué à l’arrière de la tête, retombe sur les épaules et laisse apparents quelques cheveux au-dessus du front. La ressemblance avec les représentations de la Vierge Marie n’est pas accidentelle. C’est même un «hommage», revendique Maëva. Pourtant, pour Anthony Feneuil, ces jeunes femmes se réfèrent davantage à un courant de l’histoire de l’art qu’à une tradition religieuse. «Elles reproduisent l’imagerie saint-sulpicienne, s’inspirent des peintures de la Vierge, mais au fond, personne ne sait à quoi elle ressemblait», pointe le chercheur en soulignant la dimension «d’invention» qui entoure le phénomène.
Art ou religion, les vidéos reflètent une recherche importante de l’esthétique dans le port du voile, à travers les différentes manières de l’attacher ou la diversité des couleurs, par exemple. Mais «la mode n’est pas du tout incompatible avec une religiosité sincère. Toutes les religions se servent des vêtements», signale Anthony Feneuil. Dans les années 80, l’Eglise catholique a par exemple amorcé une nouvelle politique vestimentaire, quand Jean-Paul II avait demandé aux prêtres de porter le col romain «pour que l’on sache tout de suite qui ils étaient», précise le professeur en théologie.
A la même époque, dans un contexte de forte concurrence entre l’islam et le christianisme et d’émergence des médias de masse, où la télévision change la place de l’image, les habits deviennent des symboles. «Quand on pense à la révolution islamique, en Iran, on imagine tout de suite des hommes et des femmes vêtus de noir. C’est l’image qui est restée, et elle est directement liée aux vêtements», illustre le chercheur.
TikTok, «meilleur moyen d’influence»
La popularité grandissante des réseaux sociaux comme TikTok pourrait ainsi marquer une nouvelle étape dans le lien entre la religion et la mode, mais aussi sur la place des femmes dans le christianisme. «Même si elles ne le perçoivent peut-être pas, il y a presque une revendication féministe» dans cet engouement autour du voile, explique Anthony Feneuil. «Elles disent qu’il n’y a pas que les hommes qui ont le droit de se servir de la mode dans la religion. Les femmes aussi peuvent utiliser les vêtements pour asseoir une position de pouvoir.» Parce qu’au sein de la communauté qui gravite autour des hashtags #voilechretien et #tiktokchretien, celles qui portent le voile ont un statut particulier. Elles dispensent des conseils spirituels, vantent leur relation prétendument privilégiée avec Dieu, et on leur demande de l’aide pour comprendre certains passages de la Bible…
D’ailleurs, TikTok n’a pas été choisi au hasard. Pour Clara, c’était un choix stratégique, parce que «beaucoup de personnes se sont inscrites cette année. Je me suis dit que c’était le meilleur moyen d’influence à ma portée, pour évangéliser et faire mon devoir de transmission du message de Dieu». Pour d’autres, comme Maëva, élevée dans une famille athée, ces vidéos sont avant tout un moyen d’élargir leur cercle de relations. «Comme ça, quand je sens une baisse de foi, j’ai des gens à qui parler et ça m’aide», raconte celle qui dit faire des vidéos pour montrer qu’il est possible de faire son «coming out religieux» dans des familles non-croyantes. Si les motivations sont diverses, le moteur, lui, reste le même : le besoin d’affirmer son identité en public.