La planète psy dans tous ses états
Les analysants n'ont que faire de savoir si Freud était un héros ou un sale type par Daniel Sibony
07.05.10
Si l'on écarte les colères qui émergent à l'occasion de la nouvelle charge contre Freud, il reste quelques reproches précis que M. Onfray a alignés. "J'aurais aimé, dit-il, un article qui m'explique : pourquoi Freud fait une dédicace élogieuse à Mussolini en 1933 ; pourquoi il s'est rangé du côté du chancelier autrichien profasciste Dollfuss ; pourquoi il travaille avec les nazis pour que, sous couvert de l'Institut Goering, la psychanalyse puisse continuer à exister sous le IIIe Reich ; pourquoi il envisage de promouvoir le psychanalyste non juif Felix Boehm ; pourquoi il existe nombre de textes contre le bolchevisme et aucun contre le fascisme ou le nazisme ; pourquoi il n'a pas guéri l'homme-aux-loups ; pourquoi il n'a pas pris de pauvres sur son divan ; pourquoi il a mis en place le concept d'attention flottante qui permet que l'analyste dorme pendant la séance ; pourquoi il prenait si cher..."
A ces grandes questions qui tiennent dans le creux de la main, la réponse est simple. Freud, en tant qu'homme, était du genre honorable, conformiste, d'autant plus avide de reconnaissance que sa trouvaille restait méconnue.
Ce n'était ni un fin politique ni un suicidaire ameutant les foules contre le nazisme triomphant. Il écrit sur les Soviétiques qui sont loin, mais alerter l'Europe sur le nazisme, à l'époque et quand on est juif, vu que l'Europe était déjà très alertée contre vous, eût été une gageure ; il ne l'a pas tenue. Il a même cru que la puissante Église catholique empêcherait Hitler d'entrer à Vienne...
Il a parlé avec les responsables institutionnels nommés par le pouvoir nazi avec l'espoir de protéger la psychanalyse ; il a fait une dédicace élogieuse à Mussolini, qui n'était pas pour l'extermination des juifs et ne voulait pas, jusqu'en 1937, que les Allemands entrent en Autriche (des fois qu'il puisse être utile un jour...) ; il a plutôt recherché des clients riches et influents pour se faire reconnaître (mais il en prenait certains gratuitement) ; il a cherché à promouvoir des analystes non juifs, de Jung à Jones, pour qu'on ne dise pas que sa trouvaille était une science juive (ce qui à ses yeux en limiterait la portée).
Il n'a pas guéri tous ses patients, loin de là, mais aucun analyste ou thérapeute d'aucune sorte ne l'a fait. Aucune thérapie ne vient à bout de l'esprit humain et de ce qu'il peut inventer, et tant mieux.
Bref, ces accusations n'en font ni un héros ni un sale type. C'est un homme supérieurement intelligent qui a eu la chance de "tomber sur un truc génial", lequel a eu d'énormes conséquences, bien au-delà du peuple "psy".
Et si c'était un sale type ? Admettons-le un instant. On serait alors devant une épreuve banale, fréquente et dure à supporter : le même homme peut faire des vilenies et créer des choses sublimes.
C'est le genre de situations qui met à rude épreuve notre narcissisme : on aime à s'identifier à un homme pour ses prouesses, mais, s'il présente aussi des ombres ou des grosses taches, elles rejaillissent sur nous et nous salissent. C'est désagréable. En même temps, cela nous protège de l'idolâtrie. De sorte que ce double partage - de l'autre et de nous-même - va plutôt dans le sens de la vie.
En fait, tous ceux qui souffrent et qui ont bénéficié de l'apport freudien n'idolâtrent pas Freud. Ce n'est pas qu'ils s'y refusent, ils s'en foutent, l'essentiel est ailleurs. C'est la psychanalyse, et quand elle est bien faite, par des gens doués et généreux, elle aide le sujet à devenir un penseur de sa vie, à la penser en acte et non en appliquant tel ou tel philosophe, fût-il fameux.
Je n'ai encore vu personne se tirer d'affaire et retrouver le chemin de sa vie parce qu'il a lu un manuel de philosophie.
Et c'est peut-être là que l'on peut comprendre la rage du philosophe qui cherche des poux à Freud. Quand c'est un nietzschéen, comme cela semble être le cas, il ne peut qu'être exaspéré par le fait que chaque vérité produite par Nietzsche intuitivement, et parfois génialement, la psychanalyse la découvre ou la retrouve dans sa pratique à une échelle bien plus vaste et en la menant beaucoup plus loin dans la vie des sujets.
Un exemple ? Nietzsche dit quelque part : "Tu ne deviendras jamais que ce que tu ignores de toi-même." C'est joli, mais en termes "psy" cela veut dire que ce que tu refoules revient irrésistiblement et l'emporte sur tes ratiocinations. Mais l'avantage, c'est que la psychanalyse ouvre avec cela un vaste champ où s'étudie le refoulement et ses retours, ses craquages, ses rafistolages symptomatiques ; cela ouvre l'immense étude des fantasmes, des symptômes, des blocages, des mal-être...
Ce que Nietzsche découvre à la main, elle le découvre à la force d'une vaste machinerie où s'impliquent des millions de gens qui en prennent conscience et en tirent des conséquences pratiques.
On pourrait ainsi multiplier les exemples. En somme, M. Onfray a dû se dire que la psychanalyse avait diminué son Père Nietzsche, alors il diminue le père de la psychanalyse. Mais, ce faisant, il œuvre dans un sens obscurantiste, car beaucoup de ceux qui auraient vraiment besoin d'une analyse, et qui pourraient être aidés par une cohorte de jeunes analystes assez libres et doués, ceux-là ajouteront le livre d'Onfray à l'empilement de leurs résistances.
Au mieux, ils prendront des cours de philo, mais philosopher comme Nietzsche ou Aristote ne vous fera pas connaître le penseur que vous êtes de la vie, que vous seul êtes capable de penser et de vivre.
Daniel Sibony est psychanalyste et écrivain, auteur des "Sens du rire et de l'humour" (éd. Odile Jacob, 240 pages, 23 euros) et du "Peuple "psy" : situation actuelle de la psychanalyse" (Points, 2007).
Les analysants n'ont que faire de savoir si Freud était un héros ou un sale type par Daniel Sibony
07.05.10
Si l'on écarte les colères qui émergent à l'occasion de la nouvelle charge contre Freud, il reste quelques reproches précis que M. Onfray a alignés. "J'aurais aimé, dit-il, un article qui m'explique : pourquoi Freud fait une dédicace élogieuse à Mussolini en 1933 ; pourquoi il s'est rangé du côté du chancelier autrichien profasciste Dollfuss ; pourquoi il travaille avec les nazis pour que, sous couvert de l'Institut Goering, la psychanalyse puisse continuer à exister sous le IIIe Reich ; pourquoi il envisage de promouvoir le psychanalyste non juif Felix Boehm ; pourquoi il existe nombre de textes contre le bolchevisme et aucun contre le fascisme ou le nazisme ; pourquoi il n'a pas guéri l'homme-aux-loups ; pourquoi il n'a pas pris de pauvres sur son divan ; pourquoi il a mis en place le concept d'attention flottante qui permet que l'analyste dorme pendant la séance ; pourquoi il prenait si cher..."
A ces grandes questions qui tiennent dans le creux de la main, la réponse est simple. Freud, en tant qu'homme, était du genre honorable, conformiste, d'autant plus avide de reconnaissance que sa trouvaille restait méconnue.
Ce n'était ni un fin politique ni un suicidaire ameutant les foules contre le nazisme triomphant. Il écrit sur les Soviétiques qui sont loin, mais alerter l'Europe sur le nazisme, à l'époque et quand on est juif, vu que l'Europe était déjà très alertée contre vous, eût été une gageure ; il ne l'a pas tenue. Il a même cru que la puissante Église catholique empêcherait Hitler d'entrer à Vienne...
Il a parlé avec les responsables institutionnels nommés par le pouvoir nazi avec l'espoir de protéger la psychanalyse ; il a fait une dédicace élogieuse à Mussolini, qui n'était pas pour l'extermination des juifs et ne voulait pas, jusqu'en 1937, que les Allemands entrent en Autriche (des fois qu'il puisse être utile un jour...) ; il a plutôt recherché des clients riches et influents pour se faire reconnaître (mais il en prenait certains gratuitement) ; il a cherché à promouvoir des analystes non juifs, de Jung à Jones, pour qu'on ne dise pas que sa trouvaille était une science juive (ce qui à ses yeux en limiterait la portée).
Il n'a pas guéri tous ses patients, loin de là, mais aucun analyste ou thérapeute d'aucune sorte ne l'a fait. Aucune thérapie ne vient à bout de l'esprit humain et de ce qu'il peut inventer, et tant mieux.
Bref, ces accusations n'en font ni un héros ni un sale type. C'est un homme supérieurement intelligent qui a eu la chance de "tomber sur un truc génial", lequel a eu d'énormes conséquences, bien au-delà du peuple "psy".
Et si c'était un sale type ? Admettons-le un instant. On serait alors devant une épreuve banale, fréquente et dure à supporter : le même homme peut faire des vilenies et créer des choses sublimes.
C'est le genre de situations qui met à rude épreuve notre narcissisme : on aime à s'identifier à un homme pour ses prouesses, mais, s'il présente aussi des ombres ou des grosses taches, elles rejaillissent sur nous et nous salissent. C'est désagréable. En même temps, cela nous protège de l'idolâtrie. De sorte que ce double partage - de l'autre et de nous-même - va plutôt dans le sens de la vie.
En fait, tous ceux qui souffrent et qui ont bénéficié de l'apport freudien n'idolâtrent pas Freud. Ce n'est pas qu'ils s'y refusent, ils s'en foutent, l'essentiel est ailleurs. C'est la psychanalyse, et quand elle est bien faite, par des gens doués et généreux, elle aide le sujet à devenir un penseur de sa vie, à la penser en acte et non en appliquant tel ou tel philosophe, fût-il fameux.
Je n'ai encore vu personne se tirer d'affaire et retrouver le chemin de sa vie parce qu'il a lu un manuel de philosophie.
Et c'est peut-être là que l'on peut comprendre la rage du philosophe qui cherche des poux à Freud. Quand c'est un nietzschéen, comme cela semble être le cas, il ne peut qu'être exaspéré par le fait que chaque vérité produite par Nietzsche intuitivement, et parfois génialement, la psychanalyse la découvre ou la retrouve dans sa pratique à une échelle bien plus vaste et en la menant beaucoup plus loin dans la vie des sujets.
Un exemple ? Nietzsche dit quelque part : "Tu ne deviendras jamais que ce que tu ignores de toi-même." C'est joli, mais en termes "psy" cela veut dire que ce que tu refoules revient irrésistiblement et l'emporte sur tes ratiocinations. Mais l'avantage, c'est que la psychanalyse ouvre avec cela un vaste champ où s'étudie le refoulement et ses retours, ses craquages, ses rafistolages symptomatiques ; cela ouvre l'immense étude des fantasmes, des symptômes, des blocages, des mal-être...
Ce que Nietzsche découvre à la main, elle le découvre à la force d'une vaste machinerie où s'impliquent des millions de gens qui en prennent conscience et en tirent des conséquences pratiques.
On pourrait ainsi multiplier les exemples. En somme, M. Onfray a dû se dire que la psychanalyse avait diminué son Père Nietzsche, alors il diminue le père de la psychanalyse. Mais, ce faisant, il œuvre dans un sens obscurantiste, car beaucoup de ceux qui auraient vraiment besoin d'une analyse, et qui pourraient être aidés par une cohorte de jeunes analystes assez libres et doués, ceux-là ajouteront le livre d'Onfray à l'empilement de leurs résistances.
Au mieux, ils prendront des cours de philo, mais philosopher comme Nietzsche ou Aristote ne vous fera pas connaître le penseur que vous êtes de la vie, que vous seul êtes capable de penser et de vivre.
Daniel Sibony est psychanalyste et écrivain, auteur des "Sens du rire et de l'humour" (éd. Odile Jacob, 240 pages, 23 euros) et du "Peuple "psy" : situation actuelle de la psychanalyse" (Points, 2007).
Article paru dans l'édition du 08.05.10
Le ressentiment du philosophe, une demande d'analyse en souffrance, par Marc Strauss
07.05.10
Il le dit, la psychanalyse, ça ne tient pas, et il le démontre. Il est vrai que pour cette démonstration tout lui est bon, la théorie comme la vie et les légendes de son inventeur et ses héritiers. Bien sûr on nous dira, et les meilleures plumes l'ont fait, que Freud a changé radicalement la perspective sur ce qui anime l'être humain ; qu'il a permis d'intégrer dans sa connaissance un vaste champ jusqu'à lui maintenu dans l'ignorance, dédaigné ou exploité à des fins d'asservissement ; qu'il a ainsi offert à la souffrance de l'homme une boussole pour lui permettre de supporter le fardeau de sa vie jusqu'aux limites de l'impossible en traçant sa propre route.
Mais Michel Onfray a néanmoins raison, rien ne tient. Tout, tout le temps, est prêt à s'abîmer dans la contradiction et l'échec. Une théorie ? Vérité aujourd'hui, erreur demain. Les neurosciences ne sont-elles pas chaque jour sur le seuil de nous démontrer que nous sommes des machines moléculaires ? Un projet, voire un engagement passionnel... une simple rage de dents vous en détourne ! (Freud, L'Introduction au narcissisme). Certes, les savants et les moralistes ont depuis longtemps renoncé à leurs visées totalitaires et impérialistes et font preuve quant à leur savoir d'une modestie de bon aloi. N'a-t-on pas appris, il y a quelques jours, qu'à la suite des découvertes faites avec le télescope Hubble la physique était à réinventer ? Pendant ce temps, les psychanalystes, refusant toute réfutabilité, s'arc-boutent sur quelques mêmes textes datés.
En réalité, il n'est pas un concept de Freud qui n'ait été discuté, critiqué, voire combattu par Freud lui-même ou ses successeurs. Néanmoins, il est vrai que le geste fondateur de la psychanalyse reste pour eux, sinon inexplicable, du moins indiscutable : l'association libre.
Encouragez quelqu'un à parler de manière à ce qu'il accepte d'essayer de vous dire tout ce qui lui passe par la tête, et il s'en déduira toute une série de conséquences. En particulier le fait que le sujet tienne à continuer, parce que ça lui fait un effet très particulier. Il peut même, sans nécessairement s'en rendre compte, tenir à la relation qui se noue avec qui l'écoute.
Là donc, ça tient, et rudement. Le fait est, d'expérience. Pourquoi ça tient, et où ça va, tout cela se discute. D'autant que toujours le sens fuit, comme disait Lacan. Autrement dit, il n'y a pas de dernier mot de la vérité et là, Michel Onfray a bien saisi le truc. Le problème, c'est qu'il en déduit du coup que la psychanalyse est invalidée, alors que justement ce n'est que par là qu'elle fonde sa certitude.
Freud d'abord, Lacan ensuite, se sont échinés à saisir, au-delà de l'image, le traumatisme inaugural qui fait l'être humain en souffrance d'une vérité qui lui échappe. Et ils ont trouvé. Freud l'a exprimé d'un mythe, la castration, dont Lacan a montré qu'elle était le nom de l'impossibilité à tout dire, qui nous frappe tous, et dont nous recouvrons l'horreur dernière par nos croyances, conscientes aussi bien qu'inconscientes. Ils ont trouvé, au-delà de ces croyances incertaines, le moyen pour qui le souhaite d'ouvrir les yeux sur ce qui, dans la vie, le supporte, dans ce qu'il a de plus intime, de plus singulier.
On l'aura compris, si nous donnons raison à Michel Onfray, ce n'est que pour la moitié du chemin. Que n'a-t-il mesuré que c'est à partir de ses conclusions mêmes que la psychanalyse se poursuit et se démontre, dans ce qu'elle a d'unique : l'accès à ce qui fait le réel propre à chaque sujet, qui n'est bien sûr pas le réel universel de la science, mais n'en est pas moins sans conséquences majeures dans la vie de tous.
Est-il pertinent de se demander pourquoi Michel Onfray n'a pas poursuivi son chemin au-delà de sa découverte de l'inconsistance de la vérité, ce qui l'aurait amené, à n'en pas douter, à exercer son intelligence dans une tout autre direction ? On nous permettra d'interpréter l'épaisseur de son livre et les relais nombreux qu'il a trouvés dans les médias comme l'expression d'un ressentiment, partagé par beaucoup. Un ressentiment, fruit d'un amour déçu, pour s'être cru abusé, et qui n'a pas trouvé le relais congru pour s'interroger sur la tromperie de l'amour, voire de la parole elle-même.
Autrement dit, le livre de Michel Onfray, avec ses outrances, ses excès, sa mauvaise foi, ses pensées nauséabondes, ressemble par trop à ce qui se déchaîne sur un divan pour n'y pas voir une demande d'analyse restée en souffrance. La perspective de rester seul avec une angoisse folle de se tromper justifie quiconque de se montrer aussi brouillon que téméraire dans son assaut contre son idole du moment.
Et parce que notre époque spécialement y contraint les meilleurs et les plus sensibles, Michel Onfray n'est pas seul à s'indigner de ce que, malgré toutes leurs promesses, les savoirs se révèlent trompeurs. De surcroît, il est tout à fait justifié de prendre la psychanalyse comme cible centrale de cette rancoeur, car elle a les moyens, à défaut de le résoudre, de répondre du malaise dans la civilisation. Encore, il est vrai, faudrait-il que les psychanalystes ne l'oublient pas, et s'emploient mieux à le faire entendre.
Raison de plus pour être attentifs à quelques pensées dignes qui, loin de rendre les armes devant la solitude du sujet contemporain égaré dans un amas de mensonges, lui ouvrent une voie où il peut trouver à s'appuyer, les pensées d'un Freud, d'un Lacan, ou d'un Kertész dont le dernier livre paru en français, L'Holocauste comme culture (Actes Sud), ne traite de rien d'autre.
Marc Strauss est psychiatre-psychanalyste, membre fondateur de l'Ecole de psychanalyse des forums du champ lacanien (EPFCL).
Article paru dans l'édition du 08.05.10