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lundi 22 février 2010





Livres 18/02/2010

Maladies du lien

Critique


Alain Ehrenberg analyse les rapports entre l’individu autonome et la société


Par ROBERT MAGGIORI

Alain Ehrenberg La Société du malaise
Odile Jacob, 440 pp., 23,90 €


La chose est tellement habituelle que nul ne la remarque plus : l’application au domaine social de notions psychologiques, psychanalytiques, voire psychiatriques. La psychologie se rapporte à l’«âme» (psyché), mais on fait comme si, outre l’individu, la société en avait une. Aussi parle-t-on de malaises sociaux, de sociétés en bonne ou mauvaise santé, de dépression, de «crise de croissance», sinon de sinistrose, pour dire que l’horizon est sombre, quand la notion désigne l’état mental de certains accidentés qui majorent névrotiquement les traumatismes subis. Au demeurant, il n’y a là rien de grave - à ceci près qu’une telle «psychologisation» laisse entendre que, de même que les maladies qui frappent les individus arrivent «objectivement», sans que personne ne l’ait voulu, de même les maux qui atteignent les sociétés ne sont de la responsabilité de personne.

Amphétamines. Il serait néanmoins absurde de soutenir que la façon dont les individus entendent mener leur vie, ou sont empêchés de le faire, n’influe en rien sur la nature et les formes que tour à tour prend une société, et que les conflits qui agitent une société, ses perspectives ou son absence de perspectives, son (in)aptitude à redistribuer égalitairement les richesses, les valeurs qu’elle produit ou les idéaux qu’elle poursuit, n’ont aucun impact sur la façon dont les individus vivent, souffrent, sont heureux ou tirent le diable par la queue. Mais en quel sens peut-on dire que la société crée des souffrances psychiques ?

Syndrome associé à certaines maladies mentales, la dépression s’est peu à peu muée en simple «trouble», sinon un état d’âme, si diffus, sous forme de «déprime» ou de «stress», qu’il a fini par être la cause ou l’effet de la plupart des difficultés qu’on rencontre dans l’existence. Déjà dans la Fatigue d’être soi (1998) Alain Ehrenberg montrait le parallélisme entre ces mutations et celles des superstructures sociales. Jusqu’aux années 70, les conflits que l’individu devait affronter le conduisaient presque toujours à l’opposition entre son désir et les normes morales ou sociales qui en empêchaient la réalisation. La dépression «de type névrotique» pouvait alors tenir soit à l’abattement et à la tristesse de ne pas trouver une médiation entre le permis et l’interdit, soit, si on transgressait les règles, à un sentiment de culpabilité. Lorsque l’étau de ce qui est interdit se desserre, avec la révolution culturelle, éthique ou sexuelle qu’entraîne Mai 68, lorsque s’affirme la créativité, la liberté d’initiative, et s’imposent dans la société, comme effets pervers, les valeurs de «performance» et de réussite à tout prix, l’individu est confronté à une nouvelle opposition, entre possible et impossible. Si bien que la dépression change de sens : elle n’est plus douleur morale, perte de la joie de vivre, mais «pathologie de l’action», inhibition, sentiment de ne pas pouvoir «suivre» ou «être à la hauteur», échec, conscience malheureuse de sa propre insuffisance devant ce qu’il serait possible de faire et qu’on n’arrive pas à faire, ce que les autres (la famille, les amis, mais aussi les chefs de service, les contremaîtres, les patrons) attendent de nous et qu’on ne parvient pas à leur donner - comme le saisit très vite l’industrie pharmaceutique, fournissant à foison antidépresseurs psychotoniques ou désinhibiteurs, analeptiques, amphétamines, énergisants et autres.

Tenant compte du fait, toujours plus patent, que «santé mentale, souffrance psychique, émotions se sont installées, en relativement peu d’années, au carrefour de la psychologie, des neurosciences etde la sociologie», Alain Ehrenberg, dans la Société du malaise, décrit les facteurs qui, dans les dernières décennies, ont encore accru le rôle que «l’assertion personnelle et l’affirmation de soi» jouent dans les processus de socialisation, «à tous les niveaux de la hiérarchie sociale». Principalement, ce sont «les valeurs rassemblées par le concept d’autonomie» qui se sont renforcées. Aussi Ehrenberg se propose-t-il de «rendre compte des changements qui érigent les notions de subjectivité et d’autonomie, aujourd’hui systématiquement associées, en concepts clés de nos sociétés». Ceci l’oblige à tresser les catégories du social à celles de la psychologie, de la psychanalyse et de la psychiatrie, dans la mesure où le «langage de l’affect», qui «se distribue entre le mal de la souffrance physique et le bien de l’épanouissement personnel ou de la santé mentale», et qui est celui par lequel se traduit l’«individuel», est également, désormais, celui que se donne la vie sociale, laquelle, en raison justement de sa psychologisation ou sa biologisation, n’a jamais aussi bien porté son nom. Quand «la référence à l’autonomie domine les esprits», et quand chacun sait que, pour devenir lui-même, il ne doit compter que sur sa propre initiative, la question «suis-je capable de le faire ?» devient décisive, et, n’étant portée que par soi, peut aboutir à une «insuffisance dépressive». Cette idée en cache une autre : celle de la disparition du lien social, laquelle, à son tour, laisse entendre que «la vraie société, c’était avant», et que «les souffrances seraient causées par cette disparition de la vraie société, celle où il avait de vrais emplois, de vraies familles, une vraie école et une vraie politique, où l’on était dominé, mais protégé, névrosé, mais structuré». L’une des hypothèses de la Société du malaise est que ce topos relève de sociologies individualistes, lesquelles caractérisent l’autonomie «par la série personnel-psychologique-privé», et posent l’équation «montée de l’individualisme = déclin de la société», équation dont la fausseté serait révélée si on élaborait une sociologie de l’individualisme. «Ce n’est pas parce que la vie humaine apparaît plus personnelle aujourd’hui qu’elle est moins sociale, moins politique ou moins institutionnelle. Elle l’est autrement.»

Souffrance. Pour montrer le passage d’une sociologie individualiste à une sociologie de l’individualisme, qui tiendrait compte du changement de statut social de la souffrance psychique et des «pathologies de l’idéal» qui l’accompagnent, Ehrenberg utilise une méthode à la fois pluridisciplinaire (sociologie, psychopathologie, psychanalyse, morale, politique) et comparatiste, en suivant parallèlement la manière américaine («là-bas le concept de personnalité est une institution») et la manière française («l’appel à la personnalité apparaît comme une désinstitutionnalisation») de «nouer afflictions individuelles et relations sociales troubles». Il en résulte un véritable «tableau clinique» de la société et de l’individu contemporains, des pathologies sociales, qui «sont sociales en ce qu’elles unissent le mal individuel et le mal commun».







Réforme de l'HOSPITALISATION SANS CONSENTEMENT : État clinique ou contrôle social ?

Projet de loi

Un projet de loi, réformant le texte de 1990 sur l'hospitalisation des malades mentaux sans consentement doit être prochainement présenté en Conseil des ministres. Dans la ligne du projet présenté en 2008 par Nicolas Sarkozy et de la récente circulaire du 11 janvier 2010 laissant aux Préfets la décision finale sur les sorties d’essai, le projet de réforme inquiète les psychiatres et les soignants. L’hospitalisation sans consentement restera-t-elle liée à l’analyse de l’état clinique du patient ou à une volonté prioritaire de contrôle social ?

Les hospitalisations à la demande d’un tiers (HDT) et les hospitalisations d’office (HO) sont au nombre de plus de 70.000 par an.

L'hospitalisation sans consentement en France tire ses fondements de la loi du 30 juin et du 6 juillet 1838 sur les aliénés, qui crée deux catégories de placements : le placement d'office, décidé par le préfet pour les individus dont les troubles affectent l'ordre public ou la sûreté des personnes, et le placement volontaire, décidé par le directeur de l'établissement à la demande d'un tiers pour les aliénés nécessitant un internement thérapeutique. Les malades mentaux étaient donc, dès cette date, pris en charge en fonction de la dangerosité de leur comportement.

La loi du 27 juin 1990 relative à l'hospitalisation sans consentement a introduit la possibilité, pour un malade, d'être placé à sa demande. En conséquence, le placement volontaire, rebaptisé « hospitalisation à la demande d'un tiers », est réservé aux personnes dans l'impossibilité de donner leur consentement. Le préfet est autorisé à hospitaliser d'office les personnes que l'autorité judiciaire a renoncé à poursuivre ou à condamner en raison de leur état mental et qui nécessitent des soins. Enfin, la loi du 4 mars 2002 relative aux droits des malades et à la qualité du système de santé a précisé les conditions de l'hospitalisation d'office : le critère thérapeutique de l'internement est affirmé et l'état du patient doit gravement porter atteinte à l'ordre public.

Un projet de réforme sur l’hospitalisation d’office : Initié par Nicolas Sarkozy ce projet propose 2 volets, avec -un renforcement de la sécurisation des établissements avec un meilleur contrôle des entrées et sorties des établissements et une surveillance renforcée des malades considérés comme les plus à risques à l’aide d’un dispositif de géo-localisation.

- des autorisations de sortie durcies, après un internement d’office laissées à l’arbitrage du préfet et non aux experts médicaux.

La circulaire du 11 janvier 2010, signée du Ministre de l’Intérieur et du Ministre de la Santé reprécise les modalités d’application de l’article 3211-11 du code de la santé publique sur l’hospitalisation d’office et précisément les sorties d’essai. Elle revoit les modalités de sorties, ces sorties pouvant être « accordées dans le cas d’une HO par le représentant de l’Etat dans le département et à Paris par le Préfet de police sur proposition écrite et motivée d’un psychiatre de l’établissement ». Si « l’appréciation de l’état de santé mentale de la personne revient au seul psychiatre, en revanche il appartient au Préfet d’apprécier les éventuelles conséquences en termes d’ordre et de sécurité publics ». Par ailleurs, la circulaire précise « qu’un délai inférieur à 72 heures ne saurait être admis ».

Pour de nombreux psychiatres et soignants les raisons sanitaires sont bafouées
: le préfet pourrait ainsi décider si un patient hospitalisé en HO peut bénéficier ou non de sortie d’essai acceptée par les équipes soignantes. Le Syndicat des psychiatres d’exercice public (SPEP) y voit un retour « à une psychiatrie de l’asile qui enferme, qui garde et qui contrôle ». Un communiqué commun du 17 février 2010 de l’Intersyndicale des Psychiatres Publics et du collectif Psychiatrie, sur le projet interministériel de révision de la loi sur les hospitalisations sans consentement en psychiatrie rappelle « l’attachement historique et éthique des psychiatres hospitaliers à des soins centrés sur l’état clinique des personnes et leur opposition à toute utilisation de la psychiatrie à des fins de contrôle social ». Or le projet, précise le communiqué, ajoute le recours systématique à l’avis d’un collège non exclusivement médical pour les sorties des personnes présentant des antécédents d’hospitalisation en Unité pour Malades Difficiles (UMD) ou de prononcé d’irresponsabilité pénale.

Pour certains experts médicaux, en plus de l'atteinte aux libertés individuelles, il y a atteinte au secret médical et à la déontologie médicale puisque le médecin doit fournir tous justificatifs demandés par le Préfet dans l’instruction des demandes de sortie. L'Unafam (Union nationale des amis et familles de malades psychiques), qui souligne « des avancées positives » souhaite que le collège constitué pour les décisions concernant les situations difficiles puisse « être composé exclusivement de médecins psychiatres pouvant être certificateurs, afin de respecter une cohérence des compétences requises entre l’entrée et la sortie du dispositif des soins sans consentement ».

Source : Union syndicale de la Psychiatrie ; Collectif psychiatrie, SPH, IDEPP, UNAFAM
* Gérard Dubret, chef de service, Psychiatre des Hôpitaux – CH René Dubos – 95300 Pontoise
Accéder à la circulaire du 11 janvier 2010 : Psychiatrie : circulaire du 11 janvier 2010 : Hospitalisation d’office. Sorties d’essai, mise en ligne Alexis





Revue Médicale Suisse N° 236 publiée le 17/02/2010
Bloc-notes:


Le DSM-V, à la gloire d’une époque qui craint la déviance

Article de Bertrand Kiefer

Dans le vaste monde de la psychiatrie et de la santé mentale, on attendait avec fébrilité le 10 février, jour de mise en ligne du projet de nouvelle version du Diagnostic and Statistical Manuel of Mental Disorders (DSM-V). Il faut dire que c’est de manière quasi théologique que ce manuel rayonne son autorité. Avec une efficacité unique dans l’histoire des sciences, un petit groupe d’experts, tous cooptés au sein de l’American Psychiatric Association (APA), est par venu à découper, nommer et définir les troubles psychiques, comme l’Eglise l’avait fait autrefois avec les péchés. Au fil des décennies et de ses différentes versions, le DSM a imposé son credo urbi et orbi (hors des États-Unis).
Contre cette domination, il y eut certes quelques tentatives. L’OMS a lancé sa propre classification, le CIM-10. Avec un succès limité. Dans la plupart des pays développés, c’est le DSM qui définit le statut (bien-portant ou malade) des individus, qui influence le remboursement du traitement de leurs souffrances, qui justifie, parfois, leur enfermement. Des groupes de patients craignent d’y figurer. D’autres aimeraient que change la terminologie qui les concerne. Qu’on le veuille ou non, le DSM est devenu le livre où se raconte la maladie mentale.

Les intérêts mis en jeu par le DSM sont évidemment colossaux. D’où, en coulisse, mille manœuvres et tentatives d’influence. N’imaginons pas que les experts chargés de développer le nouveau DSM travaillent seuls. Autour d’eux, les aidant à prendre les bonnes décisions, s’active le cortège classique du pouvoir américain : lobbies (celui de l’industrie pharmaceutique surtout), experts (la plupart payés par les lobbies), médias, politiciens, minorités actives…
Pour donner une petite idée de l’ambiance qui prévaut (comme à chaque nouvelle version, d’ailleurs) : avant même la publication du projet du DSM-V, les responsables des deux précédentes éditions (DSM-III et IV) ont écrit une lettre dans le Psychiatric Times où ils accusent leurs successeurs de se montrer «trop secrets et complètement coupés de l’opinion extérieure» et se disent inquiets que la nouvelle version «augmente sensiblement la population considérée comme pathologique».
C’est que le projet de DSM-V ne se con tente pas de redéfinir quelques maladies ou d’en ajouter quelques-unes. Il introduit un nouveau paradigme. En résumé : ce qui fait la maladie, c’est le quantitatif davantage que le qualitatif. Entre le normal et le pathologique, la différence n’est que d’intensité. Aucun trouble n’est anormal en tant que tel. Seule son intensité le rend pathologique. C’est vrai que, du coup, suivant où est placé le curseur, le marché de la maladie psychique pourrait considérablement s’accroître…

Depuis son origine, le DSM a visé la simplification. Son utopie fondatrice était de débarrasser la psychiatrie de toute théorie. Mais aussi de la soustraire à la variable individuelle et à l’irrésolu qui lui est lié. Pour cela, il a commencé par abandonner les symboles et les restes de mythologie grecque qui encombraient sa terminologie (reliquats de ses racines psychanalytiques). Ensuite, au moyen d’une classification rigide, comme on en trouve en physique, chimie ou biologie, le DSM a porté son projet à son aboutissement : faire de la psychiatrie une science comme une autre. Une science à portée universelle, insensible à l’influence des cultures et des interprétations.

L’étrange, cela dit, est l’attitude profondément antiscience des experts du DSM. Les récents progrès de la génétique dans l’élucidation de l’étiologie de maladies psychiatriques, les améliorations des traitements pharmaceutiques et la neuroimagerie auraient dû jouer un rôle majeur dans sa révision. Or il n’en est rien. Aux yeux des experts du DSM, la psychiatrie est une science, certes, mais solitaire, qui n’a de compte à rendre qu’à elle-même.

Se pose cependant une petite question : en se présentant comme athéorique, le projet du DSM n’est-il pas une mystification typique de l’époque moderne ? Certes, son système de classification s’est mondialement diffusé, c’est son mérite. Il permet l’intercompréhension des chercheurs et des praticiens, et, ce qui n’est pas rien, la comparabilité des résultats. Mais exclure toute réflexion sur les causes des maladies et sur l’irréductible singularité des sujets ne suffit pas à éviter tout parti pris idéologique. Si au moins la langue du DSM était vraiment objective. Mais, à bien regarder, ce n’est pas le cas. Un même patient, suivant l’examinateur et le moment auquel il est observé, peut recevoir des diagnostics différents. De nombreux critères diagnostiques dépendent du contexte social. Malgré ce que prétendent les experts du DSM, ils restent essentiellement subjectifs.

Aucun langage ne peut servir à communiquer sans se lier à une dimension symbolique. L’humain s’exprime sans cesse au travers d’équivoques, d’ambiguïtés, de détours par l’imaginaire. Or, le DSM est le projet d’un langage absolument formalisé, univoque, clair, sans doutes. Mais ce langage n’est en réalité qu’un artefact. En imitant l’esprit de la rationalité technique, il tend à fabriquer de la maladie.

Comment comprendre que la communauté psychiatrique, sensible à l’importance de l’altérité, ait pu laisser un petit groupe de psychiatres américains imposer un modèle aussi hégémonique ? Pourquoi les psychiatres n’exigent-ils pas que le DSM soit un chantier mondial, mené par une équipe ouverte, soumis à une incessante critique, modifiable en tout temps selon le nouveau savoir – comme n’importe quel savoir scientifique, d’ailleurs ?
Cette fois-ci, c’est vrai, l’APA a voulu qu’une vaste consultation sur internet précède la publication du nouveau DMS, le V, prévue pour 2012. Mais ensuite, comme pour mieux con trôler sa portée idéologique, le DSM-V ne sera disponible que sous forme de livre.

Notre société ne peut fonctionner qu’en remettant en cause le normal, en interrogeant sans cesse ses limites. Mais avec grande prudence. Le grave, ce serait un monde normalisé par la psychiatrie, où la moindre impulsion créatrice, la plus petite transgression, le début même de l’originalité, l’acte ou le comportement humain un tant soit peu impertinent, se trouverait catalogué comme anormal, nuisible et à la fin dangereux.

Autre question de fond : pour quelle raison le DSM a-t-il décidé de ne s’intéresser qu’aux patients ? Prenez la dépression. Comment séparer, dans le jeu de ses causes, une société qui exige que chacun «performe» sa vie et des individus qui n’arrivent plus à suivre cette injonction ? Ne faudrait-il pas, en parallèle de celle des individus, lancer une entreprise de classification des troubles de la société ?En lisant le projet de DSM-V, on visite des déviances fascinantes, on se promène dans des vices qui sont comme les ombres des multiples ressources du psychisme humain – vices qui prennent d’étranges noms, parfois sous l’effet de traductions hasardeuses. On découvre des comportements tellement bizarres qu’ils nous apparaissent sortis de séries policières télévisées ou, plus souvent, si banals que tout le monde semble en souffrir. Superbe œuvre, en réalité, que cette cathédrale de classification à la gloire d’une époque qui a peur de la déviance.
Mais n’oublions pas. Du sujet humain, on ne sait pas grand-chose, mais ce qu’on sait de plus sûr, c’est qu’il dépasse sans cesse ses propres tentatives de se limiter, de se catégoriser, autrement dit de se comprendre.

Auteur(s) : Bertrand Kiefer
Numéro de revue : 236
Numéro d'article : 32369999



samedi 20 février 2010




La nouvelle loi promise à la psychiatrie est inhumaine

19 Février 2010 Par guy Baillon
Edition : Contes de la folie ordinaire


Sa clé de voûte, les 72 heures d'hospitalisation initiale "sous contrainte", a la violence d'une garde à vue.

Cette loi prévoit comme mode d'entrée en psychiatrie une hospitalisation sous contrainte de 72 h "seulement", elle débouchera sur des soins sous contrainte qui seront prolongés de diverses façons en cas de refus de soins. C'est un piège.

Ce piège est d'une gravité exceptionnelle car sous un aspect de modération (72 h seulement) il va justifier la multiplicité croissante de la contrainte comme mode de soin alors qu'elle ne provoque chez les patients que blessure de l'âme et désir de se défendre contre une telle violence. De plus, il fait croire qu'il serait le produit d'une négociation, alors que les acteurs soignants, familles, usagers, sont actuellement sous la menace par le Président d'une loi très répressive.

Faisons quelques rappels de l'histoire, puis précisons le piège de ce contrat "léonin", enfin décortiquons pourquoi "cela ne marchera pas" et aura au contraire des conséquences fâcheuses.

L'histoire de France nous l'a appris: toute loi qui veut à la fois "protéger" les malades et limiter les internements arbitraires n'aboutit qu'à "faciliter" ces internements, simplement appelés "sans consentement". Il s'agit toujours d'atteinte portée à la liberté de la personne.

L'embastillement du temps de Louis XIV était très rare, il n'y avait que quelques dizaines de places à la Bastille (et il est vrai quelques châteaux de province). Détruite en 1789.

La loi de 1838 sur les aliénés allait, pour "protéger" ceux-ci, installer une "bastille" (un asile) par département; chaque asile ne devait pas dépasser 200 places.

En 1930 il y en avait près de 80, tous surpeuplés, souvent avec plus de 2.000 malades, au total 120.000 en 1940.

Pendant la guerre 45.000 de ces "protégés" allaient y mourir de faim, les autres malades étaient la main d'œuvre permettant au reste de subsister, les gardiens étant sous les drapeaux.

Scandalisés par cette leçon de l'histoire un groupe minoritaire de psychiatres "résistants" élabore avec quelques personnes du ministère un projet révolutionnaire basé sur une autre conception de la folie: le formidable espoir que l'on peut soigner la folie autrement que par l'enfermement, c'est-à-dire en ville en s'appuyant sur les ressources humaines de l'entourage des patients dans leur propre milieu; ils ont affirmé, s'appuyant sur leurs expériences antérieures, que ni les lois, ni les murs ne soignent la folie, ce sont les hommes; ils obtiennent la parution de textes officiels en 1960 prévoyant le redéploiement dans le tissu social des villes et des campagnes des soignants jusqu'alors enfermés dans les hôpitaux psychiatriques.

Mais malgré plusieurs circulaires (1972) et une loi (1985), cette politique étendue à toute la France (831 secteurs de 66.000 h) ne sera réalisée que partiellement en raison de la pérennité des hôpitaux psychiatriques réalisant des soins dans un autre état d'esprit que sur le secteur.

Le résultat n'offrant pas de lisibilité, les patients se mobilisent en prenant comme cible la loi de 1838 toujours en vigueur, utilisée de moins en moins, en disant qu'elle était à l'origine d'internements arbitraires. La loi de 1990 veut leur donner satisfaction en "toilettant" la loi de 1838 (c'est le mot employé par le ministre qui l'a signé, Evin, pour montrer que sur le fond rien n'était modifié); il se borne en effet à changer les mots, "sans consentement" à la place d'internement. Mais les conséquences de cette nouvelle loi ont été catastrophiques.

Elle a en réalité cassé l'état d'esprit de la psychiatrie de secteur et en a arrêté le développement. Au lieu de poursuivre le déploiement des soignants en ville, elle invite à concentrer les efforts sur l'hospitalisation; d'une part, elle rend plus facile qu'avant l'hospitalisation sous contrainte en expliquant comment faire; d'autre part, elle invite les directeurs à diminuer leurs efforts dans le secteur, à fermer CMP et CATTP et y puiser le personnel pour consolider les hôpitaux. Les hospitalisations qui avaient diminué depuis 1970 depuis n'ont cessé d'augmenter, et des équipes aujourd'hui demandent l'ouverture de lits!

Depuis 1990 la psychiatrie de secteur ne cesse d'être "déshabillée".

De nouvelles plaintes de familles et d'usagers se sont élevées devant cette détérioration et l'incohérence croissante de la politique de santé déchirant les équipes entre deux soins opposés l'affaiblissement du secteur et le renforcement de l'hospitalisation.

Les plaintes des familles ont été d'autant plus fortes qu'elles souffrent de l'impossibilité qu'ont les psychiatres de mettre un terme au dogme vieux de deux siècles selon lequel il faudrait séparer les malades de leur famille; ils continuent à ne pas recevoir les familles alors que les patients ont besoin que cette alliance s'organise autour d'eux.

Familles et usagers ont trouvé auprès de l'État au-delà des soins, dans l'action sociale, un appui complémentaire avec la loi de 2005 en faveur des personnes en situation de handicap psychique dû à des troubles psychiques graves; cette loi leur donne l'espoir d'obtenir des compensations sociales venant enfin compléter les soins donnés par les équipes de secteur.

C'est dans ce climat "désorienté", fruit d'une politique incohérente pour la psychiatrie, que survient le 2 décembre 2008 le discours présidentiel écrasant d'une simple phrase 50 ans d'efforts des soignants, et décidant de transformer le soin en attitude répressive; il désigne pour cela une catégorie de malade psychiatrique comme futur criminel qu'il faut enfermer, et veut transformer les hôpitaux en prison.

Aussitôt certes la révolte se lève: toutes les preuves sont données contre les arguments de dangerosité des patients. Ils ne sont pas plus dangereux que le reste de la population, c'est l'inverse: ils sont dix fois plus souvent "victimes", car plus vulnérables, que chacun de nous.

Mais c'est toujours sous la même menace présidentielle que depuis un an les acteurs tentent de négocier avec le ministère; la presse du 11 février 2010 sur le résultat de ces négociations montre qu'ils n'ont pas su dénoncer le piège de la garde à vue de 72 H.

Une fois de plus la France est devant le choix suivant: acceptons-nous de préférer une loi et des murs d'enfermement à la décision de donner la mission du soin à des hommes? Au lieu d'espaces d'enfermement ne pouvons-nous décider de former les hommes à des soins s'appuyant sur l'entourage et les déployer dans les cités en les rendant accessibles et en continuité aux personnes en difficulté psychique ?

D'où vient cette idée des 72 h et pourquoi est-ce un piège?

L'idée a été glanée il y a dix ans par des psychiatres français voulant faire profiter leur pays d'initiatives faites ailleurs, cette fois-ci non pas au Canada, mais dans les capitales d'Europe du Nord en proie à une invasion de toxicomanes. L'erreur était de croire que c'était importable, alors que les toxicomanes ont besoin d'autres soins que les personnes ayant des troubles psychiques graves et que ces pays n'ont pas l'appui sur le terrain d'équipes de secteur; la France étant la seule à avoir créé cette "politique de secteur".

Le piège c'est de ne pas tenir compte de la réalité de la folie, et de vouloir "faire comme si" elle n'existait pas, au moment où nous voulons mettre en place des soins. Ne sommes-nous pas dans l'absurde?

Que ce soit un psychiatre, un juge ou un maire, qui demande, du haut de son ‘autorité' reconnue, à une personne qui n'a pas toute sa raison, une personne qui n'a plus accès au dialogue parce qu'une pensée étrangère l'occupe un moment, si cette autorité anonyme demande sans ambages à cette personne de dire qu'elle est malade et d'accepter un traitement, alors qu'elle ne demande rien, quel acte commettons-nous ?

Non seulement cette attitude est inhumaine et d'une brutalité extrême, ne tenant aucun compte de la vulnérabilité de la personne, mais elle se heurte à la nature du trouble psychique grave qui habite la personne. En effet, ce "trouble", la personne leméconnait, le dénie, car dans son esprit elle n'a pas de trouble. Elle a sa façon à elle de comprendre le monde qui l'entoure en ce moment. Voilà qu'il lui est demandé par quelqu'un qu'elle ne connaît pas de renoncer au propos délirant qu'elle tient. Et aussitôt après il lui est affirmé de façon arbitraire que si elle n'y renonce pas "cela veut dire" (!) qu'elle refuse les soins! Nous lui précisons (sans la présence d'aucun avocat, ce qui serait la moindre des choses: un avocat "à l'âme de la personne"!) que nous allons lui infliger un traitement sous contrainte dès maintenant (c'est-à-dire clairement une injection qui calme et rend la volonté malléable, sans attendre les 72 h fameuses), à partir de là la machine de la contrainte se met en marche et ne s'arrêtera pas.

Une telle attitude, dont on voit qu'elle enclenche immédiatement toute une suite d'actes soignants "hostiles", méconnait d'emblée la folie; de plus prend la société à témoin (la loi, le juge, le maire). Sous couvert de la société elle fait semblant d'établir un "contrat" avec le malade: devant témoin elle propose avec générosité une réponse aux troubles de la personne grâce aux soins. A ceci près que c'est un « contrat léonin » : le Lion dans toute sa majesté, sa patte levée (dans quelle intention !) demande à la souris «Tu es d'accord n'est-ce pas?».

Il suffit lors de l'entrée aux 72 h et pendant ces 72 h vécues dans des conditions de détresse extrême, avec des personnes agitées ou prostrées, et des soignants aussi inconnus que persécutant, il suffit d'un foncement de sourcil, d'un geste bizarre de la personne, pour que tous confirment «le diagnostic de refus!». Au besoin nous avons à notre portée toute une panoplie rageusement mise à jour, le DSM IV bientôt V, pour habiller de façon irrémédiable, car affirmée par un "expert", la personne, de tel et tel et tel troubles qui vont lui coller à la peau comme une encre indélébile, et sans rapport avec la réalité!

Comment faire comprendre que toute loi concernant la folie et elle seule est l'ouverture de l'arbitraire sur des hommes.

Ce dont a besoin le patient, un instant emmuré dans sa folie, c'est que des personnes compétentes, sachant que «personne n'est totalement fou, car chez chacun persiste une part de raison gardée» (Pussin, Pinel, Freud et tant d'autres), c'est que ces personnes l'accompagnent pour qu'il fasse en lui le travail psychique lui donnant accès à sa partie saine et à notre monde. Il suffit que ces hommes soient accessibles près de lui et disponibles, c'est la définition de la psychiatrie de secteur, mettant en place la continuité d'une disponibilité d'une équipe de soins pour tout patient d'une population que cette même équipe connaît.

La France est le seul pays à avoir commencé à appliquer cette pratique, certes partiellement encore; là où elle existe pleinement elle permet un travail de soin remarquable et sans contention.

Que proposent les 72 h? Personne n'ose le dévoiler aujourd'hui, comme personne n'a osé faire le bilan des lois hospitalocentriques, 1838, 1990, constatons-le ensemble:

-les directeurs d'hôpitaux obéissants vont vouloir (par précaution) consolider au mieux les services hospitaliers qui vont accueillir les nombreux malades sous contention. Pour cela ils vont puiser le personnel là où il se trouve: dans les CMP, CATTP, hôpitaux de jour

-le départ de ces infirmiers vers les hôpitaux va tarir les soins de proximité de secteur et son action de prévention; ainsi l'entourage parlera plutôt d'urgence, alors que les personnes non soignées voient seulement leurs troubles devenir aigus et seront adressés aux 72 h.

-le flux vers les centres de 72 h va croitre de plus en plus pour cela, mais aussi parce qu'aux yeux de tout le monde (voisins, familles, généralistes, police, etc.) il sera très, très facile de les orienter vers ces centres.

-dans ces centres le soin va être perverti vers ce qu'il est le plus facile de faire: les seuls soins médicamenteux et comportementalistes si aisés, ils vont supplanter la mise en place d'un travail psychothérapique quotidien, d'autant plus que dans ces centres «intersectoriels» pour 3 à 6 secteurs, les soignants ne connaitront jamais les personnes dites malades,

-les soignants n'auront ni le temps ni l'envie de rencontrer les familles, encore moins les personnes ayant des liens; les richesses de l'environnement humain seront ainsi écartées,

-la durée de 72 h est le plus souvent tout à fait insuffisante pour permettre d'établir un lien de confiance avec l'un des soignants présents (qui vont se succéder plusieurs fois par jour sur trois jours de telle sorte que les contacts ne peuvent être que totalement anonymes, automatiques, désincarnés), les patients resteront "sur leur garde".

-à la fin des 72h dans un tel climat étrange et étranger la personne démunie de tout ce qui lui sert habituellement d'appui, sera plus anxieuse (sauf si les anxiolytiques l'éteignent!), craintifs (à moins d'euphorisants!), ou à l'inverse plus violents (et là les neuroleptiques ne sont pas assez actifs en 72 h pour toutes les violences) devant ce climat hostile (où souvent les soignants auront peur, n'ayant rien pour cultiver leurs capacités psychothérapiques, ni pour se demander l'espace d'un instant ce que ces personnes vivent là; tout cela aggrave le climat)

-les orientations de fin de 72h vont se faire de plus en plus souvent au moins pour "se couvrir" vers des décisions de soins sans consentement en hôpital, et pire à domicile

-comme en "aval" (les CMP) les soignants seront devenus peu nombreux, les soins y seront plus rares et les demandes d'hospitalisation plus fréquentes, à la demande même des patients préférant l'hôpital en direct plutôt que les 72 h

-on aura compris que l'ensemble des traitements va s'orienter de plus en plus vers la chimiothérapie et le comportementalisme, les formations aux psychothérapies devenant de plus en plus inutiles. Que va devenir la psychiatrie?

Pour la société, il est clair que le résultat global est la préférence de la répression et donc l'aggravation sévère de la stigmatisation, les patients étant reconnus de plus en plus comme une race à part.

Quelle violence nous est ainsi assénée aujourd'hui, par lâcheté devant la pression présidentielle, par démission de chacun de nous!

N'est-il pas possible que les soignants qui ont travaillé tant d'années cette merveille de la continuité de disponibilité des équipes de secteur et qui en ont vu les effets apaisants, créatifs chez les patients et leurs familles, ne se révoltent pas contre cette menace de destruction?

N'est-il pas possible que les élus se penchant avec leur propre humanité sur la réalité de la folie, comprennent qu'elle n'a pas le danger que le président lui impute, et surtout ne peuvent-ils constater que le seul compagnonnage de l'homme aux côtés de l'homme soigne cette folie, toujours partielle, toujours transitoire ?

Ce n'est pas la réalité de quelques criminels qui doit dicter ses lois sur la société toute entière, c'est du compagnonnage des hommes entre eux dans une société moderne qu'il s'agit dans l'attention aux autres, le calme, l'espoir, le temps, l'amour un peu, juste ce qui serait suffisant.

La folie, qui est toujours partielle et transitoire, a besoin de la compagnie immédiate et durable d'hommes.

La folie est une souffrance de l'âme et a besoin de retrouver la compagnie des hommes.

Paris, le vendredi 19 février 2010

Docteur Guy Baillon

Psychiatre des Hôpitaux








Psychiatrie: une réforme pour améliorer l'accès aux soins
Par Marc Mennessier
18/02/2010 |

Le texte de la réforme bientôt présenté au Conseil des ministres devrait créer l'obligation de soins sans consentement hors de l'hôpital. Le projet de loi sur la réforme de la psychiatrie devrait être présenté dans les semaines qui viennent au Conseil des ministres. Ce texte vise à améliorer l'accès aux soins des personnes souffrant de maladie psychique. Il devrait également limiter le risque que certains drames, comme celui de la mort de notre collaborateur Valéry Kerbouz, se reproduisent. Le 29 janvier dernier, ce jeune homme de 24 ans, qui travaillait comme vigile dans l'immeuble du Figaro, avait été entraîné sous une rame de RER par un SDF souffrant de graves troubles psychiques. Voulu par Nicolas Sarkozy, après une tragédie semblable fin 2008 à Grenoble, lorsqu'un étudiant avait été poignardé en pleine rue par un schizophrène, ce texte, dont Le Figaro dévoile ici les grandes lignes, prévoit de modifier la loi de 1990 sur l'hospitalisation sans consentement (d'office où à la demande d'un tiers) et d'encadrer le suivi thérapeutique des malades hors les murs.

«À l'avenir, on ne parlera plus d'hospitalisation sans consentement mais de soins psychiatriques sans consentement», explique-t-on dans l'entourage de la ministre de la Santé, Roselyne Bachelot, chargée d'élaborer ce texte en concertation avec les associations de soignants, de patients et de leurs proches. Alors que l'immense majorité des malades psychiques ne sont plus internés dans des «asiles», l'idée centrale consiste à ne plus se polariser, sur la phase d'hospitalisation, devenue marginale, mais d'envisager la prise en charge dans la durée, en instituant une procédure de «soins ambulatoires sans consentement».

Concrètement, le placement d'une personne dans un service d'accueil psychiatrique d'urgence ne pourra excéder 72 heures. Au terme de cette «période d'examen», l'équipe soignante dressera un bilan sanitaire à partir duquel il sera décidé d'orienter le patient dans une unité de soins ou de le «libérer», si son état le justifie. En l'absence de consentement du malade (refus ou absence de lucidité), une obligation de soins sera notifiée à la demande du préfet ou d'un tiers (parent, conjoint, relation…) comme c'est le cas actuellement. Le texte prévoit, et c'est là la grande nouveauté, que ces soins pourront être pratiqués en hospitalisation ou en ambulatoire. Dans la seconde éventualité, le patient sera tenu de suivre son traitement et d'en rendre compte à son équipe soignante, dans le cadre, par exemple, d'une consultation en hôpital de jour. «En cas de non-respect de la prescription, ce sera le retour à la “case hôpital”», explique-t-on au ministère de la Santé.

Avis d'un collège de soignants

La même procédure sera appliquée lors des sorties temporaires ou définitives décidées après une hospitalisation. Ces sorties devront être motivées par le psychiatre qui suit le patient lorsque ce dernier est placé d'office. Dans les cas difficiles, le préfet pourra s'appuyer, avant de prendre sa décision, sur l'avis d'un collège de soignants. En cas de recours ou de litige, le juge des libertés pourrait être saisi. Au chapitre des moyens, le gouvernement va consacrer 40 millions d'euros à la construction de quatre nouvelles unités pour malades dangereux (UMD) dont l'ouverture est prévue début 2011 et qui vont s'ajouter aux quatre unités existantes. Par ailleurs, 380 chambres d'isolement supplémentaires viennent d'être créées pour un coût de 40 millions d'euros.

Le président de l'Union nationale des amis et familles de malades psychiques (Unafam), Jean Canneva, se réjouit que «certaines propositions formulées par 16 organisations d'usagers et de professionnels, dont la nôtre, aient été prises en compte. Il ne faut pas oublier que les personnes atteintes de troubles psychiques sont d'abord des malades et que leurs proches qui vivent 365 jours et 365 nuits avec eux ont un rôle à jouer qui n'est pas suffisamment pris en compte par les psychiatres et les organismes sociaux.»

Leur concours pourrait en effet s'avérer précieux pour s'assurer de la bonne exécution du traitement, en particulier dans le cas d'une procédure de soins ambulatoires sous contraintes. «Nous sommes face à un problème d'applicabilité de la loi auquel nous sommes déjà confrontés avec les toxicomanes, explique le professeur Frédéric Rouillon, psychiatre à l'hôpital Sainte-Anne, à Paris. Comment forcer un malade qui refuse de se soigner à venir en consultation ? Nos équipes, de plus en plus réduites, n'ont pas le temps ni les moyens de le faire et la police nous répond bien souvent que ce n'est pas son job !»

Autre problème de taille : plus de 1.000 postes de psychiatres hospitaliers sont non pourvus, faute de candidat. Dans certains secteurs, comme le massif central ou l'est de la France, il faut faire plus de 100 kilomètres pour se rendre à une consultation. Difficile dans ces conditions d'imposer des soins à des malades qui sont pour beaucoup en état de grande précarité.

















La bible des psychiatres : révision houleuse

(Agence Science-Presse) - Le DSM, la « bible » de la psychiatrie, fait peau neuve et sa révision provoque des pleurs et des grincements de dents dans le milieu. Vous l’ignoriez ? Pas étonnant. Jusqu’à la mise en ligne d’un article et d’un éditorial sur le sujet dans le New Scientist en décembre dernier, le débat se limitait aux publications spécialisées. Depuis cette parution, la sortie de la nouvelle édition du DSM a été reportée à mai 2013.

DSM désigne le Manuel diagnostique et statistique des troubles mentaux, publié par l’Association de psychiatrie américaine (APA). C’est la liste des critères et symptômes sur lesquels se fondent les professionnels en santé mentale pour poser un diagnostic. Il est reconnu comme un standard par la plupart des associations en psychiatrie et psychologie du monde. Un crêpage de chignon scientifique autour de l’ouvrage de référence mondial en psychiatrie a donc de quoi titiller la fibre critique de l’éditorialiste du New Scientist.

La 4e édition du manuel, le DSM-IV, date de 1994. Le consensus règne quant à son besoin de mise à jour. Ce qui cloche, c’est l’orientation que donne l’APA à la cinquième édition selon deux psychiatres retraités et responsables de la version précédente, Robert Spitzer et Allen Frances. Ils mettent en doute le caractère scientifique de la nouvelle classification des critères diagnostiques. Selon leurs propos rapportés dans le New Scientist, ils évoquent une possible « médicalisation de la normalité » qui pourrait avoir des « conséquences désastreuses » comme la stigmatisation et l’internement à outrance. Le débat s’est envenimé par des allégations de conflit d’intérêts de part et d’autre, ce qui lui a valu d’être qualifié de « guerre civile de la psychiatrie » par le magazine britannique.

Selon le journaliste Peter Aldhous, le DSM a fait son temps dans sa gigantesque version papier de plus de 1000 pages. À l’ère d’Internet, il n’est plus pertinent de travailler à une édition qui demeurera figée pendant les 15 prochaines années. À son avis, toute cette agitation aurait pu être évitée par la révision continue en ligne. Ce procédé permettrait de réunir des spécialistes d’un domaine au besoin seulement. Les modifications suggérées seraient ensuite soumises à la critique et aux commentaires, sur un site réservé à cet effet. Une fois le consensus obtenu, les nouveaux critères diagnostiques seraient intégrés à la version en ligne du DSM.

Cette migration vers l’Internet s’enclenche déjà avec la nouvelle édition, selon l’Association des psychiatres. Un site web présente d’ailleurs les révisions proposées pour le DSM-V. Peter Aldhous déplore que l’association n’ait pas plutôt soumis la version actuelle du DSM à la révision web. À son avis, plus de 40 millions $ de ventes en neuf ans avec le DSM-IV, ses appendices, guides et autres, ne sont pas étrangers à cette décision. Consciente de l’inévitable virage Internet, l’APA pourrait avoir été tentée de presser le citron jusqu’à la dernière goutte.

Marise Murphy





Guide de PSYCHIATRIE MONDIALE : Les principales nouveautés 2010

DSM5









Depuis plusieurs années maintenant, la psychiatrie américaine, via l’édition régulière de son DSM - Diagnostic and Statistical Manual of Mental Disorders (Manuel de diagnostic et de statistique des troubles mentaux) – publié par l’Association américaine de psychiatrie (APA), fournit à la psychiatrie mondiale un manuel de référence. L’APA vient d’indiquer les principaux changements que l’on devrait trouver dans le DSM 5… dont on ne connaît pas encore la date de sortie, car les nouveaux critères retenus dans cette cinquième édition sont encore en discussion.




Les 13 groupes de travail de l’APA, représentant les différents diagnostics psychiatriques, restent ouverts aux suggestions que ne vont pas manquer de susciter le communiqué dans lequel sont exposées les modifications proposées. Les principales sont les suivantes.

-Nouvelle catégorie de troubles de l’apprentissage et une seule catégorie diagnostique : troubles du champ de l’autisme (autism spectrum disorders), incorporant les diagnostics actuels des troubles autistiques, la maladie d’Asperger et le trouble désintégrant (disintegrative) et le trouble profond (pervasive) de l’enfance.

-Recommandation : le terme diagnostique de retard mental (mental retardation) doit être changé pour «handicap intellectuel » (intellectual disability).

-Supprimer abus et dépendance à des substances, les remplacer par une nouvelle catégorie : addiction et troubles associés (addiction and related disorders), comprenant les troubles par usage de substances, avec identification de chaque drogue. Eliminer le terme de dépendance permettra de mieux différencier entre le comportement compulsif de recherche de drogue de l’addiction et la réponse normale en terme de syndrome de manque que connaissent certains patients qui utilisent des médicaments prescrits affectant le système nerveux central.

-Création d’une nouvelle catégorie d’addictions comportementales, dans laquelle on trouve seulement l’addiction au jeu (gambling). L’addiction à Internet a été envisagée ici, mais les membres du groupe de travail ont finalement conclu qu’ils n’avaient pas assez de données. Cette addiction sera donc mentionnée en annexe du volume, mais avec l’incitation à davantage de recherches.

-Nouvelles échelles comportementales sur les suicides d’adolescents et d’adultes pour aider les cliniciens à identifier les sujets les plus à risque, dans le but d’améliorer les interventions face à un large spectre de troubles mentaux. Ces échelles incluent la recherche de critères tels le comportement impulsif ou la forte alcoolisation (heavy drinking) des adolescents (teens : 13 à 19 ans).

-Prise en considération d’une nouvelle catégorie de syndromes de risque apportant des informations pour aider les cliniciens à identifier à un stade plus précoce certains troubles mentaux sévères, tels un trouble neurocognitif (démence) ou une psychose.

-Nouvelle catégorie diagnostique proposée : dysrégulation de l’humeur avec dysphorie (temper dysregulation with dysphoria/TDD) dans la section Troubles de l’humeur du manuel. Les nouveaux critères sont basés sur une décennie de recherche sur les fluctuations sévères de l’humeur et peuvent aider les cliniciens à mieux différencier les enfants symptomatiques de ceux ayant notamment un trouble bipolaire.

-Reconnaissance de la boulimie (binge eating disorder) et amélioration des critères pour l’anorexie mentale (anorexia nervosa) et la boulimie mentale (bulimia nervosa), et changement recommandé dans la définition de certains troubles du comportement alimentaires, actuellement décrits dès la petite et moyenne enfance (infancy and childhood), pour rappeler qu’ils peuvent aussi se développer chez des sujets plus âgés.

Source : Communiqué de presse de l’APA. Traduction, adaptation, mise en ligne Alexis Yapnine, Santé




Tribune & idées
Freud. Les transformations de l’Interprétation du rêve

Modifié huit fois en trente ans, cet ouvrage canonique de Freud fut le fruit d’un travail collectif qui porte la trace des conflits virulents des débuts du mouvement psychanalytique.
RÊVER AVEC FREUD. L’HISTOIRE COLLECTIVE DE L’INTERPRÉTATION DU RÊVE, de Lydia Marinelli et Andréas Mayer, traduit de l’allemand par Dominique Tassel. Éditions Flammarion-Aubier, 2009, 332 pages, 22 euros.
En 1899, paraît, dans une édition datée de 1900, l’Interprétation du rêve. Accueilli dans l’indifférence générale des milieux scientifiques, le livre sera ensuite traduit dans le monde entier, réédité et modifié huit fois entre 1899 et 1929. Pour les psychanalystes, il devient vite une sorte de manuel introductif à la technique psychanalytique de l’interprétation. À chaque parution, Freud écrit une nouvelle préface. Si leur lecture attentive signale certaines modifications ou ajouts, l’ensemble donne l’impression d’une élaboration progressive et continue. L’édition française de Meyerson, longtemps seule traduction française de cette œuvre jusqu’à ces dernières années, ne mentionne pas les modifications de chaque réédition et donne le sentiment que le corps du texte n’a pas vraiment changé depuis 1899. Dans son ouvrage monumental, la Vie et l’Œuvre de Freud, Ernest Jones présente un Freud isolé dans sa découverte et ses élaborations, dont l’autoanalyse va produire l’Interprétation du rêve. Lydia Marinelli et Andréas Mayer font voler en éclats ces idées reçues en travaillant à partir des modifications survenues dans la succession des éditions. En apportant nombre de correspondances entre Freud et ses disciples, ils dévoilent l’interactivité et le caractère collectif de l’écriture de l’ouvrage. Entre 1914 et 1929, le livre est même rédigé avec Otto Rank. Deux de ses textes y figureront de la quatrième à la septième édition avant d’être retirés par Freud dans l’édition finale. Tout comme d’autres documents, ils sont reproduits en annexe ainsi qu’une petite pépite : une parodie de l’Interprétation du rêve écrite par Alexander, frère cadet de Freud, et signée Prof. A. Freud  ! C’est également d’une façon très vivante que Lydia Marinelli et Andréas Mayer démontrent le tissage extrêmement dense existant entre les changements du texte et l’histoire du mouvement analytique avec ses conflits théoriques, thérapeutiques et personnels. En même temps qu’il ajoute nombre d’apports de ses collaborateurs, face aux déviations qui menacent la psychanalyse, à chaque édition Freud précise, démontre ou clarifie. Par exemple, il n’a jamais cédé sur la séparation entre contenu manifeste et contenu latent du rêve, toujours réaffirmé le fait que le rêve est réalisation d’un désir ou encore qu’il n’annonce pas l’avenir mais renvoie au passé. On l’aura compris, Rêver avec Freud n’est pas un livre révisionniste voulant travestir l’œuvre de Freud ou son rôle, mais un livre passionnant qui nous plonge dans le bouillonnement de l’époque héroïque des débuts de la psychanalyse, en nous invitant à découvrir un Freud bien moins solitaire que nous ne l’imaginions.
Jean-Pierre Trocmé, psychanalyste






Entretien
Florence Aubenas : "Voir les choses à hauteur d'être humain"LE MONDE DES LIVRES | 18.02.10

Jamais, sans doute, elle n'était partie aussi loin. Dans son métier, pourtant, Florence Aubenas a l'habitude de prendre le large : être reporter, c'est cela, s'en aller. En vingt ans et pour différents journaux (Le Matin de Paris, Le Nouvel Économiste, puis Libération et maintenant Le Nouvel Observateur), elle s'est rendue dans des banlieues difficiles aussi bien que dans des pays en guerre, dans des commissariats comme dans des tribunaux ou des usines en grève, et s'il avait fallu aller sur la Lune, sûr qu'elle aurait décollé avec entrain. Curieuse, forte, impatiente - jusqu'à payer le prix fort : un jour de 2005, à Bagdad, des hommes l'ont kidnappée, puis tenue prisonnière, en compagnie de son accompagnateur irakien. De cette captivité longue (157 jours), difficile, elle s'était sortie avec une grande dignité et une certaine notoriété.









Critique "Le Quai de Ouistreham", de Florence Aubenas

Forum Littérature

Cette fois, pourtant, la journaliste n'a pas pris l'avion. Elle n'avait pas de passeport, ou pas besoin d'en avoir. Et pas sa carte de presse en travers du ventre, comme sésame ou comme bouclier. Là où elle allait, ce n'était pas la peine : Caen, deux heures de Paris, autant dire la porte à côté. C'est dans cette ville pourtant, si près de tout, qu'elle a été le plus loin, en termes humains et professionnels. Pendant près de six mois, Florence Aubenas est devenue "Madame Aubenas", 48 ans, sans qualification particulière - une chômeuse parmi d'autres, des dizaines d'autres qui ne l'ont pas reconnue, à de très rares exceptions près. Jour après jour, elle s'est immergée dans la foule informe des demandeurs d'emploi, de ceux qui errent d'un CDD sous-qualifié à un boulot sous-payé - de toute cette cohorte pour laquelle il est évident qu'on ne trouve plus de travail, seulement des "heures" par-ci par-là, et encore, avec de la chance.

Quand l'idée lui est venue de tenter l'expérience, Florence Aubenas avait lu plusieurs livres autour du procédé d'immersion, à commencer par Tête de Turc (La Découverte, 1986), de Günter Wallraff, le plus célèbre de tous. A l'époque, elle s'interrogeait sur l'efficacité de la pratique journalistique. Un article peut-il permettre de faire changer les choses ? "On nous disait : "C'est la crise, tout va être englouti", et moi, assise à mon bureau, j'étais déroutée : le réel se dérobait. Depuis que j'étais dans le monde du travail, la crise était toujours là, omniprésente et intangible à la fois. Je ne comprenais pas."

Elle parle avec un sourire clair, le menton posé dans sa main. Rien de poseur, rien de forcé, dans ce café parisien où elle boit un crème, puis un autre. "Mon boulot, c'est de faire avec le réel. De voir les choses à hauteur d'être humain." Ne pas chercher à démontrer, mais à comprendre. Ce travail, Florence Aubenas l'aime absolument. "Ma vie à moi, c'est d'être journaliste. C'est mon identité profonde." D'où sa décision de partir pour Caen, où elle s'inscrira au chômage et mènera la vie d'une demandeuse d'emploi, pour "raconter cette France qui ne s'en sort pas" : faire son boulot, mais en plus long, en plus profond, donc en plus éclairant. Ne pas aborder les gens avec un carnet à la main, mais "faire partie d'eux, avec toutes les limites que cela suppose". Se mettre dans la peau d'une chômeuse, parce que "tout ne passe pas par les mots. Je voulais franchir la barrière du discours : vivre là, pour ne pas être tentée, par exemple, de m'adresser en priorité aux gens qui s'expriment bien, comme je l'aurais fait en tant que journaliste".

Une forme "d'engagement" revendiqué, qui lui donne la force d'affronter l'inévitable reproche : celui d'être allée à Caen dans une position ambiguë, à la fois observatrice et participante, à découvert et camouflée. "Quand je me rends en Afghanistan ou ailleurs, c'est pareil : je vais voir des situations qui ne sont pas les miennes. On ne m'a jamais reproché d'aller au Rwanda !"

Arrivée sur place, elle loue une chambre minuscule, se fabrique un CV plat comme la main (le bac, puis une vie de femme au foyer plaquée par son concubin) et se présente partout, des agences d'intérim à l'antenne locale de Pôle emploi. "Toujours à l'heure, toujours propre, je faisais attention à me présenter au mieux." Ses cheveux sont teints en blond, elle porte ses lunettes en permanence, mais son nom n'est pas changé : Florence Aubenas. A ses amis, elle a dit qu'elle partait au Maroc, écrire un roman. Commence alors la ronde des heures passées à scruter les annonces, à remplir des fiches, à se faire rembarrer. "Dans mon esprit, il paraissait évident que j'allais trouver tout de suite. Et brusquement, j'étais devant des gens qui me disaient : "Non, pas possible, enfin, vous voyez bien...", sans même finir leur phrase. Evidemment, ça recadre !"

En partant, elle avait prévu de rester jusqu'au moment où elle décrocherait un contrat à durée déterminée. Quatre mois lui paraissaient un délai raisonnable. Une fois sur place, il a bien fallu déchanter. "J'ai mis un mois et demi à trouver", dit-elle. Du travail ? Non, bien sûr : un maigre petit paquet d'heures, aux deux extrémités de la journée, sur le ferry qui traverse la Manche et dans des bureaux, des campings, des immeubles. Au début, elle prend des notes tous les soirs, puis seulement un jour sur deux, à cause de la fatigue. "Plus le temps passait, plus cela se rapprochait du journal intime. Au bout d'un mois, on lâche prise. Je n'étais plus quelqu'un qui surplombe, mais quelqu'un qui a perdu le contrôle et tente de surnager." Finie la distance du journaliste. Elle, bien sûr, savait que l'expérience aurait une fin, qu'elle retrouverait son travail, son appartement, ses amis, ce qui fausse la donne. Mais en attendant, elle était là, en plein dedans, épuisée par des heures de balai et de serpillière.

Lui arrivait-il de penser à son expérience d'otage ? Non, pas vraiment, mais il est probable, remarque-t-elle, que "sans cette captivité, je n'aurais jamais eu le culot de faire ce que j'ai fait". Braver l'appréhension de se faire démasquer, la peur du ridicule (celle de passer pour "Bécassine chez les pauvres"), mais surtout prendre "de la liberté avec le temps qui passe, cette matière si précieuse pour un journaliste". Le temps du chômeur, fait d'attente et encore d'attente, de transports interminables (et non rémunérés) vers des lieux où l'on va travailler une heure, ce temps-là, bien sûr, elle n'en avait pas la moindre idée avant d'y être engluée.

Dans le livre, Florence Aubenas a gommé ce qui "relevait de la mise en scène personnelle", mais pas l'amitié qu'elle a pu ressentir pour tel ou tel de ses compagnons de travail (ou de non-travail). Les portraits qu'elle brosse d'eux, sans compassion, sans jugement, sont magnifiques. Et qu'ont-ils dit, quand elle leur a révélé qu'elle venait d'écrire ce livre ? "Beaucoup ne savaient pas quoi faire de cette information. Leur vie leur paraît tellement sans intérêt." Bien qu'ils aient appris la nouvelle alors que le texte était encore modifiable, aucun n'a demandé à ne pas apparaître.

Elle, Florence Aubenas, n'a pas pu se résoudre à résilier le bail de sa chambre, à Caen. C'est dans ces quelques mètres carrés, loués 348 euros par mois, qu'elle a écrit une bonne partie de son livre. En se rendant là-bas, elle avait décidé d'utiliser l'argent que lui avait rapporté son livre sur le procès d'Outreau (La Méprise, Seuil, 2005). "J'avais mis cette somme de côté, c'était sacré : je me disais que je n'allais quand même pas acheter une voiture avec l'argent d'Outreau !" Bien lui en a pris : jamais, en six mois de travail acharné, elle n'est parvenue à gagner de quoi survivre. Même très modestement.

Raphaëlle Rérolle
Article paru dans l'édition du 19.02.10.


dimanche 14 février 2010

Les Livres de Psychanalyse
mercredi 10 février 2010

Jacques Lacan à Hollywood, et ailleurs

Slavoj Zizek











Sortie le : 11/02/2010
Editeur : Actes Sud
Collection : Rayon philo
Prix : 23,80 €


Présenter à un lecteur non spécialiste la pensée de Jacques Lacan est déjà un pari risqué. Mais le faire à travers le prisme du cinéma hollywoodien, et – inversement – traiter de la culture populaire par le prisme de la pensée lacanienne, voilà qui semble tenir de la gageure. Et pourtant Slavoj Zizek la tient, cette gageure, et avec quel brio. Incarné dans le personnage de Charlie Chaplin dans Les Lumières de la ville, le mystérieux “objet petit a” devient tout à coup lumineux. Soudain, nous comprenons Lacan, et c’est jubilatoire.
Mais cet ouvrage ne saurait se résumer à une tentative réussie de “vulgariser” une pensée sophistiquée.
Il s’agit en fait plus profondément ici de renouveler de fond en comble la notion marxiste de “matérialisme dialectique”. Zizek nous montre que Lacan permet de comprendre la vérité du système de Hegel, qui ne se trouve pas dans l’aboutissement qui met un terme au mouvement de l’être et de l’histoire, mais dans la mobilité infi nie qui institue au coeur des choses une différence à la fois minimale et essentielle. C’est par conséquent à une modifi cation radicale de notre vision de la structure du réel, c’est-à-dire à une nouvelle manière d’être réaliste, qui suppose le refus d’accepter les choses telles qu’elles sont, qu’en appelle Slavoj Zizek. Quiconque rejette l’idée que le capitalisme se confondrait avec le réel gagnera beaucoup à découvrir, avec cet ouvrage, l’une des pensées les plus innovantes et excitantes de l’époque.

Nouvelles psychanalytiques
jeudi 11 février 2010

La psychanalyse et l’Autre scène

Le samedi 20 février 2010, à 14h 30 à l’Ecole normale supérieure - Conférence-débat préparatoire aux Journées de Dubrovnik des 2, 3 et 4 Avril 2010




“L’inconscient freudien se distingue, de manière révolutionnaire, de l’idée de l’inconscient connue depuis la nuit des temps et qui désigne ce qui demeure lointain à la conscience, ce qui lui échappe. C’est avec l’introduction du concept de refoulement que Freud effectue une opération aussi copernicienne qu’humanisante. Il démontre que le processus de refoulement est le résultat d’une visée, d’un acte que le sujet fait « intentionnellement » en s’efforçant d’occulter, devant la problématique sexuelle, certains faits inquiétants.

Freud découvre que ce qui rend malade représente aussi le point de résistance contre le poids des fatalismes : sous le symptôme, le désir ! Il nous transmet l’inestimable idée que le savoir inconscient n’est pas inaccessible, qu’il y a un sujet à ce savoir insu dans toutes les structures psychiques. Pour Freud « l’autre scène » est celle du rêve, du lapsus et de l’acte manqué, celle des formations de l’inconscient. Cette Autre scène riche d’un savoir précieux, des pièces manquantes dans l’édifice conscient de l’homme, a été exploitée d’une manière différente par les écrivains et les poètes, par les artistes et les anthropologues.

Si Freud a bâti l’hypothèse Œdipe sur une tragédie de Sophocle, Lacan, lui, a longuement commenté Hamlet de Shakespeare. Lacan confirme qu’entre l’Autre et l’inconscient il y a l’acte de sujet, de ce sujet toujours divisé par son entrée dans le langage qui lui préexiste et qui le surdétermine. Il démontre que le savoir inconscient n’est pas acéphale, le « ich », le sujet, y est contenu, il se dévoile dans la cure grâce à l’énigme du transfert. Le sujet y découvre sa responsabilité, en osant s’y rapprocher il gagne la probabilité de changer le cours de sa vie : le destin et ses carcans peuvent perdre de leur obscur absolu.

Si l’écrivain observe, note, imagine, découvre, le psychanalyste, lui, doit franchir un pas en posant l’acte qui va rendre son savoir non su et son désir au sujet aliéné. Ce pas sera décisif pour le traitement du symptôme pénible, que la seule sublimation ne permet pas de dissoudre.

Le colloque de Dubrovnik, ville de multiples scènes, littéraires, musicales, théâtrales et politiques auxquelles l’inconscient n’est pas étranger, se voudrait d’insuffler un nouvel élan aux approches psychanalytiques sur les territoires meurtris des Balkans.”

Gorana Bulat-Manenti







29.01.10
Chronique d'abonnés

Jacques-Alain Miller


par Claude GUY, Psychanalyste


Contrairement à ce que l'on peut entendre ici et là, Jacques-Alain Miller qui a créé et dirige l'École de la cause freudienne et fondé l'Association mondiale de psychanalyse n'a pas retourné sa veste. Il est au contraire très fidèle, fidèle à la ligne de conduite qui est la sienne depuis toujours, à savoir la continuité de l'association qu'il a créé … à n'importe quel prix. Je ne crois pas qu'il y ait lieu à s'indigner ou à pousser des cris d'orfraie devant ce qui est tout simplement la suite logique d'une attitude jamais démentie.

«L'École, en tant qu'elle a des membres, qu'elle les sélectionne, ce n'est pas la psychanalyse pure, c'est la psychanalyse appliquée. C'est la psychanalyse appliquée à la constitution et au gouvernement d'une communauté professionnelle, et aux relations de cette communauté avec les puissances établies dans la société, et avec l'appareil de l'État …/... Un médecin apporte à l'École un crédit social qu'un non-médecin ne lui apporte pas. C'est ainsi. Une gestion avisée de l'intérêt de l'institution le prendra en compte »1.

Outre que le concept de psychanalyse pure est au mieux douteux, au pire abject (la race pure, la filiation pure …), le double sens constant et sous-jacent de son propos (les mots choisis de « constitution » et de « gouvernement » même s'ils s'appliquent en l'espèce à la communauté professionnelle, nous font nécessairement dresser l'oreille) indique clairement que Jacques-Alain Miller dit en fait ce qu'il pense vraiment et depuis fort longtemps. Ce que d'ailleurs, il développe tout à fait clairement plus loin.

Ce qu'il pense c'est que l'essentiel, « c'est une gestion avisée de l'intérêt de l'institution ». Voire même, et au fond il s'agit ni plus ni moins que de la véritable fonction d'une institution, de devoir mettre toutes ses forces à exister puis à perdurer, quoi qu'il en coûte. « Pourquoi une École ? Il s'agit en somme de créer et de faire perdurer une institution qui satisfasse pleinement aux exigences de l'État et de la société … » -on croit rêver, mais ce n'est encore rien !- « tout en abritant en son sein une pratique subversive qui s'appelle la psychanalyse pure. Pourquoi ces gages donnés, ces hochets reçus, ce grand déploiement de semblants ? Afin de loger la petite alvéole indispensable à la formation des analystes et à leur accréditation par d'autres analystes ».

C'est bien entendu du cynisme pur. Il le fait, il le sait, mais il n'y a pas d'autres moyens pour arriver à ses fins, faisons donc, notamment lorsque ces compromis permettent à une institution de gérer elle-même l'accréditation des analystes par d'autres analystes. La manœuvre est claire, l'association qui aura accepté les compromis voulus par l'Etat sera désignée comme bras séculier pour l'accréditation des analystes et mieux vaut que ce soit la sienne.

Et pour le cas où l'on n'aurait pas très bien compris ou, pire encore, qu'on ne voudrait pas comprendre, il vous assène une interprétation dont il a le secret, mettant en cause nos fantasmes et notre ringardise : « L'institution, ses compromis, voire ses ruses, déçoivent vos fantasmes ? Supprimez tout ça, il n'y a plus d'École …/... Vous voulez consolider l'institution en embrassant le siècle ? Moderniser, intégrer l'institution à la société, aux médias, au marché ? Devenir un rouage de l'État ou d'un de ses pseudopodes, l'Université, l'association Aurore, que sais-je encore ? Vous ne trouverez pas de recette, pas de mathème pour vous dire comment faire, pour vous indiquer dans chaque cas, en chaque circonstance, comment négocier la passe entre Charybde et Scylla... »

C'est tout de même la seule raison qui lui permet de défendre l'idée que l'École, son École, est devenue « réticente à admettre des non médecins et des non psychologues ». Tout cela donc au nom d'un pragmatisme bonhomme « le monde a changé depuis que le charmant X recrutait le charmant Y ». Ce qui en passant est déjà une critique virulente, comme si jusque là, jusqu'à ce que l'État s'en mêle, seul le copinage était de mise, oubliant de fait la transmission, l'importance des maîtres de savoir, de tout ce qui a fait et fera, n'en doutons pas, des filiations et souvent des gens audacieux à défaut d'être talentueux.

Il poursuit et c'est là que certains lui reprochent de retourner sa veste : « L'amendement Accoyer s'est imposé à nous, et ce n'est pas faute de l'avoir combattu ». On a perdu certes, mais dans l'honneur, au combat. Et, argument suprême pour qui ne veut voir qu'une seule tête, « Toute l'Europe réglemente aujourd'hui l'activité psy sur des bases comparables. Le méconnaître serait pratiquer ce qui s'appelle la politique de l'autruche ».

Là, on passe carrément à l'argument spécieux. Personne ne méconnaît. Il ne s'agit d'ailleurs pas de méconnaître, mais de ne pas faire systématiquement la même chose sous prétexte que tout le monde le fait. C'est franchement pitoyable, mais il doit se douter que ça ne tient pas. Il insiste alors sur les « compromis révolutionnaire » : « L'École n'existe pas au ciel des Idées, c'est une institution qui se démène pour la cause freudienne dans le monde effectivement réel, et cela comporte de passer des compromis, oui -à condition, bien entendu, qu'ils soient révolutionnaires ... ».

On appréciera le jeu sur la « cause freudienne », repris un peu plus loin dans son « je veux dire qu'ils fassent avancer la cause », les encore naïfs pouvant se demander de quoi il parle vraiment. Ne doutons pas qu'il parle pour sa cause, son École en le déguisant en une universelle « cause freudienne » qui n'est d'ailleurs pas à défendre sauf dans la clinique et n'a nul besoin de défenseurs patentés. Quant au compromis à passer, c'est un peu en l'occurrence le pacte avec le diable. Qu'importe l'âme (pourtant chère à Freud) pourvu qu'on ait la reconnaissance de l'État qui arrange bien les petites et les grandes affaires, y compris financières. Probablement la référence au « révolutionnaire » renvoie à toutes les compromissions qu'étaient prêts à faire (et sont prêts à faire) tous ceux qui ont comme projet une idée ficelée et veulent arriver à leur fin quoi qu'il en coûte.

Et finalement pour lui, tout ceci relève du banal -il n'y a pas de quoi en faire toute une histoire- puisque « se faire psychologue, ce n'est pas le bout du monde tout de même » et qu'il « ne voit rien d'indécent à expliquer au novice que la psychanalyse ne le dispense pas de régler ses factures de gaz, ni de rendre à César ce qui lui revient ». Il rajoute enfin au cas où l'on remuerait encore un peu la question dans un réflexe de survie, « ce principe à la tradition pour lui ». De quelle tradition parle-t-il en la matière ? De Freud ? Certainement pas. Impossible à défendre puisque celui-ci prit la défense de Reik sur ce sujet et écrivit même un texte pour défendre son point de vue2. C'est Lacan qui, nous raconte-t-il : « quand Laplanche, normalien, voulut devenir analyste, celui-ci lui enjoignit de faire des études de médecine . C'était au milieu du siècle dernier ».

Mais bien sûr, rien n'est important et tout est égal à tout. C'est ce que ce monsieur nous sert, comme à son habitude.

On ne lit pas assez Jacques-Alain Miller.

On a tort.

Il est clair comme de l'eau de roche : il dit ce qu'il fait et fait ce qu'il dit.

L'inconscient peut bien aller se faire voir ailleurs.

1 « Commentaires sur quelques questions abordées dans la lettre précédente ». p. 8 et 9. n° 78 du Journal des journées de la Cause freudienne du mercredi 6 janvier 2010.
2 Psychanalyse et médecine ou « la question de l'analyse profane ». Texte de Sigmund Freud. 1925









La philosophie en marchant
[vendredi 05 février 2010]







Marcher, une philosophie
Frédéric Gros
Éditeur : Carnets nord
302 pages / 16,15 €


Résumé : La marche est une activité voisine de la pensée, émancipatrice et personnelle.
Jérémy ROMERO













Au premier abord, il pourrait paraître incongru que la philosophie soit susceptible de s’intéresser à un acte aussi anodin et banal que celui de marcher. Quel besoin en effet de s’interroger sur une activité à laquelle nous ne pensons même plus tant nous la pratiquons au quotidien depuis notre enfance ? C’est bien peut-être – et c’est toute la leçon de ce livre minutieux et patient de Frédéric Gros – que d’ordinaire nous ne marchons pas vraiment, ou plutôt que nous avons oublié les vertus de la marche concernant ce que, authentiquement, nous sommes. En effet, comme la pensée, la marche brise des rythmes qui ne sont pas vraiment les nôtres, qui ne nous définissent pas en ce que nous avons de plus profond ou de plus vrai : marcher, penser, c’est oser rompre avec ce qu’il y a de plus convenu et de plus réducteur dans notre existence quotidienne. Quand je marche, l’ennui de vivre me quitte, je délaisse les cadences de la productivité qui me sont imposées du dehors par une société qui ne sait plus vraiment marcher, tant sa passion de la vitesse pèse sur elle et sur tous ses membres comme un destin. Penser, faire de la philosophie, c’est reprendre son temps – au sens le plus propre –, c’est revenir au rythme de ce que nous sommes vraiment, à rebours des idéologies et des préjugés qui nous imposent leur pas. Marcher, une philosophie : les penseurs, les poètes, les mystiques et autres vagabonds qui parcourent ce livre nous en montreront les chemins.

Le temps de la marche

Marcher n’est pas un sport. C’est un acte qui ne nécessite pas l’apprentissage de gestes techniques mais est accessible directement à chacun. Il ne saurait entrer dans le domaine de la compétition car il n’est pas mesurable au sens d’une performance et ne vise pas un résultat ou une victoire sur l’adversaire. En ce sens, le temps de la marche n’a rien à voir avec celui de la compétition sportive ou du quotidien. S’il n’a pas l’intensité de la première, il ne relève pas plus du quadrillage gris et morne du second. On ne marche pas vraiment en se rendant de chez soi à la bouche de métro la plus proche pour aller travailler. Marcher est une activité monotone, régulière, répétitive : « un pied devant l’autre ». C’est l’injonction implicite qui guide tout marcheur, dans un véritable dialogue que celui-ci noue avec lui-même. Et cette injonction ne cessera de ponctuer ce livre autour de la marche - il faudrait plutôt dire de la marche tant il tente de comprendre l’essence de cette activité de l’intérieur – selon le rythme secret de chacun, comme une respiration de ce que nous sommes vraiment, libéré de nos contraintes quotidiennes, de ce qui nous détermine de manière inauthentique dans la vie de tous les jours. Car marcher rompt l’ennui, en dépit de sa monotonie, grâce à sa monotonie. Marcher nous remet en présence de nous-même par le décalage que ce geste instaure avec ce qui ordinairement nous aliène1. C’est bien en ce sens que marcher est une libération, similaire à celle de la pensée : une rupture avec la sclérose du corps et de l’esprit.

Les libertés de marcher

Le temps de la marche est celui qui nous ouvre à notre propre liberté. Toutes les conquêtes sur le temps au profit de la vitesse me rendent dépendants des choses et des autres : je dois faire vite pour prendre mon train ou l’avion, je ne peux pas faire autrement, alors que quand je choisis de marcher – et non pas courir – c’est mon propre rythme qui m’est restitué. Lors d’une grande marche, ne pas avoir un « choix indéfini quand il s’agit de manger ou de boire, être soumis à la grande fatalité du temps qu’il fait, ne compter que sur la régularité de son pas, cela fait apparaître soudain la profusion de l’offre (de marchandises, de transports, de mises en réseau), la démultiplication des facilités (de communiquer, d’acheter, de circuler), comme autant de dépendances. Toutes ces micro-libérations ne constituent jamais que des accélérations du système, qui m’emprisonne plus fort. Tout ce qui me libère du temps et de l’espace m’aliène à la vitesse »2. Aussi, à ce premier degré de liberté que nous accorde la marche, une liberté « suspensive », s’ajoutent ceux qui jalonneront tout l’ouvrage à travers les grandes figures de marcheurs : la liberté agressive et rebelle, toute en rupture avec la société de consommation, de la Beat Generation (Kerouac, Snyder, Ginsberg, Burroughs : tous de grands marcheurs ayant répondu à l’appel du sauvage, « the Wild »3, enfin « l’ultime liberté », « plus rare », « un troisième degré », celui du « renonçant »4, chère à la philosophie hindoue. Celle-ci distingue « quatre étapes sur les chemins de la vie »5: à l’enfant élève qui doit suivre l’enseignement de ses maîtres succède l’homme adulte qui doit veiller au bien-être de sa famille et respecter les lois de la société ; vient ensuite le stade de l’ermite qui s’exclut volontairement de la société pour se consacrer à la méditation et enfin le pèlerin qui veut à ce point ne plus rien posséder et se libérer de la contrainte des choses qu’il ne fait que marcher. C’est là « une vie désormais faite d’itinérance […] où la marche infinie, ici et là, illustre la coïncidence entre le Soi sans nom et le cœur partout présent du Monde. Alors le sage a renoncé à tout. C’est la plus haute liberté : celle du détachement parfait.»6 Pour l’auteur, tout randonneur a déjà entrevu la possibilité de cette liberté, celle pour laquelle plus rien ne compte puisque toute l’intensité du monde nous est offerte, en marchant. Et c’est bien cette intensité du réel – toujours propre à déjouer ce que nous croyions le mieux savoir7 – qui ne cesse de relancer la pensée, de la remettre en marche, soulignant par là leur étroite parenté.

Marcher, penser

Marcher est un acte à la fois simple et multiple, comme la pensée. Car il y a différentes façons de penser, de poser des problèmes comme il y a différentes façons de marcher, selon un rythme propre à chacun, dans des paysages différents, sous le soleil ou sous la pluie. Aucun penseur mieux que Nietzsche n’a su thématiser cette proximité de la pensée et de la marche : pour celle-ci ou pour celle-là, c’est d’abord une affaire de style. A la promenade de santé quotidienne de Kant, réglée comme une horloge, propre à délasser le corps des courbatures accumulées à force d’être sans cesse plié sur le bureau pour écrire, aux rêveries de celle, solitaire et guérissant de la méchanceté des autres, de Rousseau, il faut opposer la marche ascensionnelle de Nietzsche, toujours tendue vers les sommets, comme la pensée qu’il recherchait. Tout semble opposer ces différents types de penseurs et ces divers types de marcheurs, et pourtant : chacun s’accordait à dire que l’on ne peut avoir de bonnes pensées qu’en marchant. L’œuvre de chaque penseur est directement liée à la façon que celui-ci avait de marcher et c’est cette correspondance de la marche et de la pensée que s’attache à exposer l’auteur du livre en consacrant un chapitre à chacun de ces grands penseurs marcheurs. A « la rage de fuir »8 qui caractérisait Rimbaud, à pied de Charleville à Aden, en passant par Paris et Bruxelles, succèdent les « solitudes »9 que recherchait Thoreau en marchant dans les bois pour désobéir et rompre avec une société industrielle et si travailleuse qu’elle ne voit même plus la misère que son travail ne cesse de créer et de renforcer, ou encore les grands pèlerinages consacrés par le christianisme, essentiels pour la foi en ce qu’ils enseignent l’humilité et la pauvreté du vagabond, de celui qui n’a rien.

Faire la révolution en marchant

Marcher n'est pas seulement un passe-temps destiné à rompre l'ennui ou à se changer les idées. C'est en réalité la pensée en acte, traçant son chemin de manière opiniâtre, inflexible : c'est la pensée qui cherche à se réaliser dans le monde, dans sa gravité et sa pesanteur. C'est là la grande leçon de Gandhi : la violence est certes une forme de rébellion spectaculaire, qui tranche avec l'oppression en secouant le joug, mais elle ne sert à rien. Elle ne fera qu'alimenter le cycle maudit de la répression, violence contre violence. Gandhi lui substituait la marche comme un acte de résistance pacifique et serein. En effet, marcher pour protester contre l'oppression, c'est d'abord désobéir par la mise en suspens d'une activité aliénante qui nous a été imposée du dehors, par les autres. Quand je marche, je n'obéis et ne travaille plus. C'est ensuite manifester sa volonté la plus inflexible aux yeux de l'adversaire : rien ne me fera arrêter de marcher tant que le but – la liberté – ne sera pas atteint. « Nous n'allons pas faire demi-tour »10. Lors de la grande marche du sel de 1930 à laquelle quelques milliers d'Indiens ont fini par participer, faisant grossir sans cesse le nombre des marcheurs à mesure que la marche progressait à travers le pays, Gandhi définit les vertus libératrices – et donc éminemment politiques – de la marche : c'est le refus de la vitesse imposée par le monde occidental au bénéfice de la lenteur, du respect de la tradition qui nous enseigne l'humilité et la patience. Cette humilité, « c'est la reconnaissance tranquille de notre finitude : nous ne savons pas tout, nous ne pouvons pas tout »11. Elle manifeste notre dignité d'hommes, tout en nous rendant simples et autonomes à la fois. Je n'ai pas besoin de posséder beaucoup, je suis debout, cela suffit à ma liberté. La non-violence qu'elle implique – la longue marche vide de la colère et de la haine - n'est pas un aveu de faiblesse; au contraire : c'est le refus qu'oppose une âme sereine et déterminée à l'absurdité de la violence physique. La répression sanglante qu'exercèrent les Anglais contre les marcheurs indiens ne fit que mettre en relief cette absurdité de frapper à mort des hommes qui ont refusé d'employer la violence. En marchant, les Indiens firent fléchir les Anglais même s’ils n’obtinrent leur autonomie qu'en 1947. Celui qui marche a le temps de son côté. Il y a quelque chose d’inéluctable dans la marche, une fois que l’on est parti, l’on est comme forcé d’arriver. En elle, une philosophie patiente se déploie, nous restituant l’essence de la liberté : « la volonté comme destin »12.

Rédacteur : Jérémy ROMERO, Critique à nonfiction.frI
llustration : _O2_ / flickr.com


Notes :
1 - La marche, rien qu’une « simple promenade », permet de « se délester du fardeau des soucis, [d’]oublier un temps ses affaires. On choisit de ne pas emporter son bureau avec soi : on sort, on flâne, on pense à autre chose. Avec la randonnée, longue de plusieurs jours s’accentue le mouvement de déprise : on échappe aux contraintes du travail, on se libère du carcan des habitudes », page 11.
2 - Page 12
3 - « Quand on a claqué la porte du monde, on n’est plus tenu par rien : les trottoirs ne collent plus au pas (le parcours cent mille fois répété, du retour au bercail). Les carrefours tremblent comme des étoiles hésitantes, on redécouvre la peur frissonnante de choisir, la liberté comme un vertige », page 14)
4 - page 17
5 - ibid.
6 - page 18
7 - Voici ce que dit Nietzsche de cette nécessité de la marche pour la pensée dans Ecce Homo (« Pourquoi je suis si avisé ») : « Demeurer le moins possible assis : ne prêter foi à aucune pensée qui n’ait été composé au grand air, dans le libre mouvement du corps – à aucune idée où les muscles n’aient été aussi de la fête. Tout préjugé vient des entrailles. Être ‘’cul de plomb ‘’, je le répète, c’est le vrai péché contre l’esprit », cité par l’auteur page 21.
8 - Page 57 et suivantes
9 - page 77 et suivantes
10 - Gandhi, 10 mars 1930, cité par l'auteur page 257
11 - Page 266
12 - page 216. C’est ainsi que Nietzsche définissait la liberté.

Titre du livre : Marcher, une philosophie
Auteur : Frédéric Gros
Éditeur : Carnets nord
Date de publication : 15/05/09N° ISBN : 2355360081