Par Clara Georges
Journaliste au Monde
La semaine dernière, une lectrice m’a écrit un courrier qui m’a happée par sa force. Je vous en retranscris une grande partie ici. Camille :
« J’ai 46 ans et je vis seule avec mon fils de 10 ans. Son père s’en occupe un week-end sur deux et en moyenne un quart des vacances scolaires. Il y a deux ans, il a pris la tangente sans prévoir de garde alternée. Aujourd’hui, je gère ; en courant et en cramant mes années de vie plus vite que la moyenne, mais je gère. J’ai même démarré un nouveau job cette année, qui me demande de l’investissement, un challenge immense dans ma modeste carrière. C’est dur, mais j’en avais besoin : trop riche pour la CAF [Caisse d’allocations familiales], mais pas assez pour partir en vacances, je voudrais voyager avec mon fils, lui faire voir des choses avant de ne plus être là.
Au bureau, je m’abstiens proprement de signaler ma situation personnelle, et pour l’emploi du temps je fais appel à qui sera dispo pour m’aider. J’ai la chance d’avoir une famille présente et aidante pour les sorties d’école et activités. Car la mère seule avec un fils n’a pas bonne presse dans l’entreprise, si moderne et ouverte soit-elle dans ses process de management. On ne va pas non plus arrêter de mettre des réunions le mercredi après-midi et partir du bureau à 17 h 30, et puis quoi !
Dans ce nouveau job, beaucoup de trentenaires, assez peu de parents, ou depuis peu. Mais voilà que l’autre jour j’entends parler de X, le manageur que tout le monde adule. Je sens qu’il est spécial pour l’équipe, un discret mouvement de tête penchée quand on l’évoque. Après trois phrases d’introduction roulées dans la dragée, on me regarde pour m’annoncer sur le ton de la connivence le secret de cet homme incroyable : “C’est un papa tout seul.”
Le ton mielleux de la phrase me fait instantanément grimper au plafond. Pas le temps de m’en remettre qu’on a déplié le tapis pour X qui, malgré ses quatorze minutes de retard, ne souffrira d’aucune remontrance puisqu’il ouvre la réunion d’un impérieux : “I had to take care of my daughter” [“je devais m’occuper de ma fille”].
Wait, what ? Un “papa tout seul” qui a une fille ! On ne peut pas lutter. Je vois l’assemblée se recouvrir d’empathie pour X, l’œil mouillé, on échange des sourires entendus sur l’héroïsme moderne de cet homme courageux et intègre. Car, oui, il s’occupe de sa fille “tout seul” ! Quelle générosité, quel altruisme ! Le sous-texte est tellement puissant que je l’entends presque sortir du cerveau de mes collègues : ça doit être dur pour lui quand même.
Le choix des mots a ici son importance : un “papa”, terme affectueux qui place l’amour et la bienveillance au premier plan (“mon papa que j’aime”), mais le génie du truc c’est quand même “tout seul”. Pas “seul” hein, “TOUT seul” . Comme un enfant perdu, abandonné, sans recours. Il est tout seul, en miroir à son enfant qui est, pour le coup, amputé d’un parent. On imagine tout de suite le papa un peu gauche mais chaleureux, qui reste à la maison le samedi soir et s’endort devant Peppa Pig à côté de sa fille, après lui avoir brossé les cheveux maladroitement. “Papa” + “tout seul”, le bingo de la comédie des sexes.
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