« Le Monde » publie des extraits de « La tête qui tourne et la parole qui s’en va », dans lequel Béatrice Gurrey, grand reporter au quotidien, raconte le bouleversement qu’a été la découverte d’Alzheimer chez ses parents.
Grand reporter au « Monde », Béatrice Gurrey témoigne du bouleversement qu’a constitué la découverte de la maladie Alzheimer chez ses deux parents. Des premiers troubles à la quête d’un établissement adapté, elle livre, dans « La tête qui tourne et la parole qui s’en va », le récit d’un drame qui désarme les proches de centaines de milliers de malades. Parution le 26 avril 2018.
Bonnes feuilles. Septembre 2014. Dans la salle d’attente du docteur L., le généraliste de mes parents à Aix-en-Provence, mon père regarde fixement une photo de gratte-ciel, à New York. Il murmure, pour lui-même, de sa voix cassée : « Il y avait des crocs de boucher. Des carcasses qui pendaient partout. » Dans la chambre froide il y a soixante-dix ans ? Dans la ferme de ses grands-parents ? Je ne pose pas de question.
Pour rien au monde il n’aurait voulu devenir boucher. Mais il aimait acheter la viande. Le client qui ne s’en laisse pas conter, qui veut de la joue de bœuf, de la bavette, de l’araignée et taille le bout de gras avec le commerçant, en connaisseur. Du bon côté du comptoir réfrigéré.
L’heure est venue où il ne peut plus faire semblant. Paraître. Etre cet homme élégant qui a habité un grand appartement dans le 7e arrondissement de Paris, qui chassait en Irlande, en Sologne et roulait en belles caisses. Ce monstre de volonté, déjà père et étudiant le soir aux Arts et Métiers. Cet Alsacien entêté, obsédé par la réussite, que la vague des « trente glorieuses » a déposée à ses pieds. Ce beau gars que les femmes regardaient.
Le Dr L. procède au mini mental state examination, constitué d’une batterie de questions simples. Nous sommes cinq : le médecin, mes parents, mon mari et moi. Pierre commence.
« En quelle année sommes-nous ?
— En 1991.
— En quelle saison ?
— Une saison de chasse.
— Quel mois ?
— Août. »