par Colombe Serrand et photo Lucile Boiron publié le 17 juin 2023
Un démon grimé en lycéenne sexy, qui exploite sa beauté pour dévorer les hommes. Dans le film Jennifer’s Body, réalisé par Karyn Kusama en 2009, le personnage interprété par Megan Fox voue un culte absolu à son «corps de rêve». Mais en dehors des plateaux, l’actrice américaine abhorre son physique. Dans un entretien accordé à Sports Illustrated le 15 mai, la célébrité, désignée «femme la plus sexy du monde» en 2010 par le magazine masculin FHM, a révélé souffrir de dysmorphophobie : «Je ne me vois pas vraiment de la manière dont les gens me voient. A aucun moment de ma vie je n’ai aimé mon corps. Jamais.»
Le trouble dysmorphique corporel (TDC), ou dysmorphophobie, est une pathologie psychiatrique caractérisée par la vision erronée et obsessionnelle de son apparence. L’individu se focalise sur une partie de son corps qu’il juge responsable de son mal-être. La dysmorphophobie toucherait environ 2 % de la population, soit plus que l’anorexie (1,5 %), et concernerait une majorité de femmes (61 %), selon le manuel MSD, référence mondiale des informations médicales.
Capucine connaît le terme depuis longtemps. A 15 ans – elle en a aujourd’hui 23 –, elle a commencé à avoir un comportement qui a inquiété sa mère. «Au début, c’était juste du narcissisme : dès que je passais devant un miroir je me regardais. Puis, c’est devenu malsain. J’ai commencé à me comparer à tout le monde, à faire de plus en plus attention à mon reflet et à me concentrer sur de minuscules détails.» La jeune femme scrute son apparence en permanence. Trop ci, trop ça, pas assez cela. Chaque recoin de son corps y passe, à commencer par son poids. Alors elle enchaîne les séances de sport «jusqu’à l’épuisement» et abuse de la drogue en soirée : «Ça me permettait de ne pas manger pendant plusieurs jours.» Elle rêvait d’un ventre plat, comme ceux que l’on voit dans les magazines féminins, publicités et réseaux sociaux. D’après une étude Yougov pour Lalalab, parue en 2022 et réalisée sur 1 019 personnes, 53 % des femmes confient que ce type de représentation leur donne des complexes, contre 25 % des hommes.
«Dysmorphophobie Snapchat»
Pour le psychanalyste Michaël Stora, les adolescents sont plus sujets à cette obsession, car en pleine construction identitaire : «Le pubère ou prépubère qui s’observe pendant des heures dans le miroir est d’une grande banalité. L’image lui est un repère existentiel, il a besoin de se développer dans le regard de l’autre.» L’époque n’arrange rien, souligne-t-il : «Les réseaux sociaux promulguent un idéal de beauté inaccessible.» En 2018, des chirurgiens américains de l’université de Boston ont tiré la sonnette d’alarme, après avoir constaté l’émergence d’un phénomène qu’ils ont appelé «dysmorphophobie Snapchat». De plus en plus de patients leur demandaient de les faire ressembler à leurs selfies retouchés par un filtre : peau lisse, nez affiné, yeux arrondis, paupières tirées, menton ovalisé, lèvres pulpées…
Ces obsessions au physique résultent plus de ce que Michaël Stora appelle une «dysmorphophobie sociétale», que de la réelle pathologie psychiatrique qui, dit-il, prend racine dans certains traumatismes de l’enfance. La «dysmorphophobie sociétale» serait, selon l’expert, un trouble causé par le système de viralité et d’amplification généré par Internet. Pour Virginie Piccardi, psychologue exerçant à Gorze, en Moselle, il y a effectivement une dissociation à faire : «C’est comme les troubles du comportement alimentaire (TCA) : certaines personnes développent cette pathologie parce qu’elles ont besoin de ressembler à des critères sociétaux, chez d’autres cela viendra après un changement radical d’apparence comme une prise de poids après une grossesse par exemple. Mais il y a souvent une implication de plusieurs facteurs.»
Sophia (1) se souvient avoir commencé à souffrir de dysmorphophobie à 8 ans. A l’époque, c’est également son poids qu’elle a en horreur, alors elle débute des régimes drastiques. «Je m’étais convaincue que si je n’étais pas belle et mince, je serais rejetée de la société et harcelée, alors j’ai commencé à me faire vomir.» Puis adolescente, l’acné : «Mon cerveau la voyait cent fois plus grosse, j’avais l’impression d’être infestée de partout.» Pendant des années, ses proches la croyaient «juste folle et superficielle», malgré les «crises d’angoisse et les suffocations». Elle a été diagnostiquée il y a trois ans seulement et enchaîne les allers-retours en hôpital psychiatrique depuis. Pour Michaël Stora, la dysmorphophobie «flirte souvent avec d’autres pathologies beaucoup plus lourdes comme la psychose», mais aussi des troubles anxieux, dépressifs, des troubles obsessionnels compulsifs (tocs) et TCA tels que l’anorexie et la boulimie. Virginie Piccardi précise qu’il y a souvent«un trouble de la personnalité en arrière-fond», mais qu’il ne vient pas toujours d’un traumatisme : «Ça dépend de la structuration psychique et surtout des vécus.»
«Les jeunes femmes sont tyrannisées par la performance»
Sophia a grandi dans un environnement familial violent, elle avait«peur de l’abandon, d’être négligée, de ne pas avoir assez de place». Elle développe alors des «tocs de contamination», des troubles compulsifs liés au toucher. Au lieu de laver ses vêtements, elle les jette, et enchaîne les douches pendant plusieurs heures. Selon Virginie Piccardi, la dysmorphophobie est «très sensorielle» et les personnes en souffrant sont «anormalement conscientes de tout ce qu’il se passe dans leur corps et sur leur image». Sophia est une ancienne victime de violences conjugales et selon elle, sa dysmorphophobie est depuis liée aux endroits de son corps qui ont été violentés. «Depuis qu’il m’a cassé le nez par exemple, je le colle constamment au miroir et je passe des nuits blanches à me prendre en photo sous tous les angles. Je suis traumatisée. Mais à faire trop attention, ça développe d’autres tocs.»
Lorsque l’on est dysmorphophobique, la névrose se déplace mais ne disparaît pas. La gommer sous des artifices ne résout rien, confirme le psychanalyste Michaël Stora. «Aujourd’hui, les jeunes femmes sont tyrannisées par la performance, caractérisée par l’apparence. Elles ont envie d’être comme les autres mais sont confrontées au fait de ne pas y arriver. Et l’échec est de plus en plus refusé, il est vu comme un drame», décrypte-t-il. Pour lutter contre cette dysmorphophobie générationnelle, il faudrait selon lui que les modèles des réseaux sociaux changent totalement : comme l’abandon du like ou «d’autres éléments terriblement toxiques qui quantifient l’amour selon la popularité».
Cette popularité, corrélée à un idéal de beauté, Capucine passe son temps à la rechercher sur les réseaux sociaux : elle est chargée de relations influenceurs. Mais aujourd’hui elle va mieux, «les pulsions ont remplacé l’obsession». Sophia, elle, continue de lutter. Dans quelques jours, elle retourne en hôpital psychiatrique pour subir des électrochocs. Mais jusqu’ici, rien n’a fonctionné. «Ni les thérapies, ni l’EMDR, ni les médicaments», précise-t-elle. La jeune femme dénonce un vrai manque de considération de la société et même de la médecine pour les troubles psychiatriques. Elle affirme qu’elle «n’en serait pas là aujourd’hui si on avait pris sa souffrance au sérieux dès le départ», ce qui n’a pas été le cas selon elle, malgré les tentatives de suicide. Au cours de leur vie, selon MSD, environ 80 % des personnes dysmorphophobiques ont des idées suicidaires.
(1) Le prénom a été modifié.
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