par Manon Garcia, Philosophe. publié le 16 juin 2023
«Quand je suis partie de France pour un voyage de recherche aux Etats-Unis en 2015, j’avais une idée assez précise de ce qu’était la philosophie. Or je suis arrivée dans un monde où presque tout ce que je considérais comme étant sans aucun doute de la philosophie rencontrait des réactions excédées. Evidemment que cette façon française de faire de la philosophie à travers les auteurs classiques, d’écrire de grands livres sur des grandes questions, n’était pas de la philosophie. La philosophie, c’était complétement autre chose, c’était la recherche de la vérité sous forme d’articles à vocation scientifique défendant des arguments régis par les règles les plus strictes de la logique. Là où je voyais des maîtres, on décelait des impostures, un manque criant de rigueur, des propos sans queue ni tête.
«Ces divergences ont été extrêmement libératrices. La façon, parfois outrancière, qu’ont certains philosophes américains de considérer que ce que nous faisons dans les facultés françaises relève de quelque chose à mi-chemin de l’archéologie et de la poésie me permettait de voir les gardiens du temple de la philosophie à la française pour ce qu’ils sont. Elle me permettait d’avoir une distance critique plus grande sur la dissertation, sur la tradition philosophique. Elle m’offrait, aussi, un autre modèle que celui du génie philosophe, qui, seul, parviendrait à tout penser.
«Il ne s’agissait plus de penser seul et incompris dans une pièce obscure ce qui deviendrait la théorie générale du monde, de la pensée et des objets, mais de travailler collectivement à construire une théorie vraie sur le monde, d’en discuter, de se lire sans cesse les un·es les autres. Le travail philosophique en sortait sans doute moins majestueux mais aussi moins inaccessible – de toute façon, mes expériences d’étudiante en philosophie avaient été très claires : les génies de la philosophie, même aujourd’hui, sont des hommes donc ce n’était pas même la peine d’essayer d’en être.
Se méfier des évidences
«Cela dit, mon éducation philosophique à la française m’a permis de garder, en dépit des attraits de la rigueur argumentative de la philosophie anglophone et de sa dimension collective, un certain scepticisme devant leur confiance parfois aveugle dans une méthode qui me paraissait, par certains aspects, discutables : je ne cessais d’être frappée par le manque de profondeur historique d’une certaine philosophie analytique et de sa capacité à redécouvrir sans cesse des idées qui sont des lieux communs de l’histoire de la philosophie. Je me rendais compte que la puissance de la philosophie française s’appuie parfois sur des tours rhétoriques.
«Inversement, je m’amusais de voir comme l’obsession de la perfection logique des arguments anglophones les conduisaient parfois à ne rien dire, ou presque. Je ne me retrouvais nulle part, mais pour la très jeune philosophe que j’étais, il y eut quelque chose de libérateur à voir que si la philosophie féministe que j’espérais pouvoir faire n’était du goût de personne, les arguments avancés pour la rejeter étaient suffisamment différents en venir à s’annuler.
«Cette expérience, dans son étrangeté, m’invitait à une description et à une critique de la philosophie telle qu’elle était pratiquée de part et d’autre de l’Atlantique, mais aussi à sortir de cette critique : se demander ce qu’est la philosophie, c’est toujours décrire et critiquer ce qui compte comme étant de la philosophie et affirmer ce qui devrait être reconnu comme tel, c’est critiquer des idées reçues sur ce qu’est l’activité de philosopher et dire ce qu’elle devrait être.
«Philosopher consiste à se méfier des évidences, à essayer de gratter la simplicité pour y faire apparaître des problèmes et des questions fondamentales. Mais elle demande aussi de prendre le risque d’essayer d’y répondre. En d’autres termes, philosopher est une entreprise à la fois critique – et de ce fait descriptive – et normative : Pour proposer positivement une réponse, on peut distinguer trois questions dans l’interrogation “Qu’est-ce que la philosophie?” : une question politique, sociale et culturelle : qu’est-ce qui est communément accepté comme étant de la philosophie, ou qu’est-ce qu’on reconnaît comme étant de la philosophie ? Une question que l’on pourrait qualifier de pratique, qu’est-ce que c’est que de faire de la philosophie ? Enfin, peut-être, une question philosophique en elle-même, celle de savoir s’il y a une essence de la philosophie que l’on pourrait identifier en dehors de l’activité même de philosopher.
«[...] Ce que la question a de politique a été très justement analysé par la philosophe américaine Kristie Dotson dans son fameux article «How Is This Paper Philosophy ?». Elle y montre que le champ philosophique est structuré par des normes qui établissent à quoi ressemblent un texte philosophique et un philosophe et qui font obstacle à toute diversité de pratiques. On peut rendre cette dimension politique sensible, par exemple, lorsqu’on se demande : pourquoi considère-t-on que Sartre, c’est plus de la philosophie que Beauvoir ? Pourquoi considère-t-on qu’il faille lire John Stuart Mill et pourquoi si peu de gens connaissent Harriet Taylor [philosophe et féministe anglaise, épouse de J.S. Mill, ndlr] ? Pourquoi est-ce qu’il y a, par exemple, au département de philosophie de l’université Paris-I, dix-sept hommes professeurs et seulement trois femmes, à Paris-IV dix hommes et trois femmes, à Paris-X, neuf hommes et deux femmes ? Pense-t-on encore dans la France de 2023 que ces inégalités proviennent du fait que les hommes font mieux de la philosophie que les femmes ?
Articulation entre la question politique et pratique
«Ce qu’est la philosophie est une question politique au sens où les limites de la discipline sont tracées par ceux qui en ont le pouvoir. Or l’histoire de la philosophie académique est inscrite dans l’histoire d’un monde traversé par des rapports de classe, de genre et de race qui font que, jusqu’au XXe siècle, ce sont dans l’immense majorité des hommes blancs riches qui ont eu l’occasion de la pratiquer. Comme l’histoire de la philosophie du XXe siècle nous l’a montré, la démocratisation de la pratique philosophique donne lieu à une diversification de ses objets et de ses méthodes. Un exemple très puissant en est la façon dont la philosophe Susan Brison a fait du viol et de son après l’occasion d’une redéfinition de ce qu’est l’activité même de philosopher.
«Cette démocratisation a conduit à remettre en cause ou du moins à situer socialement la représentation de la philosophie comme pure contemplation. Certes, on peut philosopher hors du monde, mais il y a désormais des philosophes qui doivent faire à manger, étendre le linge, philosopher – ou au contraire ne pas pouvoir philosopher – sur le rebord du bac à sable, philosopher en dépit des centaines de copies à corriger ou de tâches administratives interminables, ou encore philosopher en dépit de la précarité de beaucoup de vies de l’enseignement supérieur.
«Se figurer que ces conditions matérielles d’exercice de la philosophie n’auraient pas d’impact ou ne devraient pas en avoir sur la philosophie elle-même est une erreur : on philosophe tous et toutes de quelque part, dans un contexte où ce qui compte comme “vraie philosophie” est déjà établi, où les objets possibles de la philosophie sont déjà déterminés et où, par conséquent, le champ des possibles est déjà délimité – quoiqu’on puisse, évidemment, décider de repousser ces limites.
«Pour comprendre l’articulation entre la question politique de ce qui est reconnu comme étant de la philosophie et la question pratique de ce que c’est que de philosopher, il me semble intéressant, de prendre au sérieux la réticence de certains philosophes à se dire philosophes. Un cas d’école est celui deBeauvoir : évidemment, on peut dire qu’elle ne se disait pas philosophe car elle ne l’était simplement pas. Mais il suffit de lire Pyrrhus et Cinéas ou Pour une morale de l’ambiguïté, il suffit de voir le crédit que lui fait Merleau-Ponty d’être à l’origine de son concept d’empiétement, la façon dont son concept de liberté située façonne à la fois la pensée de Sartre et celle de Fanon, son rôle dans l’adoption d’une lecture anthropologique de l’œuvre heideggérienne pour comprendre qu’elle est, dans les faits, l’une des philosophes françaises importantes du XXe siècle, en dehors même de sa contribution à la pensée féministe.
Parler au reste du monde
«Pour autant, jusque dans les années 70, elle refuse catégoriquement ce titre, allant jusqu’à effacer de ses mémoires de jeunesse l’essentiel de ses lectures philosophiques. Chez elle, le refus de la philosophie est sans doute une division genrée du travail entre Sartre et elle : à lui, la philosophie, à elle, l’écriture, mais pas seulement : elle rejette la philosophie au nom des insuffisances de la philosophie telle qu’elle est pratiquée en son temps. C’est parce qu’elle se méfie, en bergsonienne, de la tendance de la philosophie à figer la temporalité en grandes vérités atemporelles, parce qu’elle se méfie de l’universalisme abstrait des vérités générales, c’est parce qu’elle pense, en somme, que la philosophie comprise comme un esprit de système échoue à penser et à rendre tangible «le goût incomparable de (notre) propre vie» qu’elle refuse de se dire philosophe et qu’elle croit en la nécessité d’une diversification des formes d’écriture, essai, théâtre, romans, articles, mémoires. En ce sens, il y a dans son refus de la philosophie une critique de la philosophie : ce qu’est la philosophie, dans les faits, échoue à être ce que devrait être la philosophie.
«Ma pratique ces dernières années a été de tirer de cette expérience transatlantique des leçons méthodologiques et d’essayer de faire une philosophie prenant ce que je juge être le meilleur des deux traditions : embrasser la vaste ambition des Français·es, lire et s’inspirer des travaux d’autres disciplines, dans mon cas, les sciences sociales, et utiliser les philosophes du passé, tout en s’engageant à la précision, à la clarté et à l’efficacité de l’argumentation du monde philosophique anglophone. Et parler non seulement à d’autres philosophes mais aussi au reste du monde. Ce dernier engagement est particulièrement important pour moi.
«J’aime la philosophie dans la mesure où elle entend donner un sens au monde et à nos vies, mais je n’aime pas la tendance de certains philosophes – anglophones et français – à écrire d’une manière que très peu de gens peuvent comprendre. Je suis convaincue, avec Boileau, que «ce que l’on conçoit bien s’énonce clairement» et que le jargon est trop souvent un paravent à nos insuffisances argumentatives ou à notre manque de clarté.
Avec un mot, on analyse la vie
«En même temps, j’ai toujours été sceptique quant à l’opinion, défendue par certains éditeurs et journalistes, selon laquelle les non-universitaires ne peuvent pas lire la “vraie philosophie” – que les non-initiés peuvent tout au plus s’imprégner d’arguments simplifiés, rendus agréables par des références à la culture populaire ou à la politique actuelle. Je crois que l’on peut écrire de la philosophie d’une manière qui ne présuppose pas une connaissance spécifique de la philosophie, mais qui utilise néanmoins des références au passé et quelques analyses techniques, à condition qu’elles soient justifiées. Tel est mon horizon méthodologique.
«Je ne pense pas, pour autant, que tout le monde doive travailler de cette manière. Donc je voudrais poser enfin la question de savoir s’il y a quelque chose qui de manière minimale réunit les philosophes. Par-delà le clivage entre analytiques et continentaux, ce qui est au centre de notre pratique est le concept. C’est en tout cas ce qui fait que je n’ai aucun doute – contrairement à d’autres ! – sur le fait que je fais de la philosophie : qu’il s’agisse de soumission, de consentement, ou ici de philosophie, ce qui m’intéresse c’est la façon dont, avec un mot, autour de ce mot, on construit des arguments et on analyse la vie.
«Ce travail du concept est ce qui réunit aussi bien Deleuze que les féministes analytiques qui, à la suite de Sally Haslanger, conçoivent le travail conceptuel comme une entreprise d’amélioration du monde, aussi bien Hegel que Timothy Williamson. Mais là aussi, il faut choisir son camp : pour certains, dire que la philosophie, c’est le travail du concept revient à penser que la philosophie se fait dans un fauteuil, à l’abri du monde. Je ne pense pas que ce soit le cas et je pense au minimum qu’il est très important qu’elle ne soit pas que ça.
Espérer faire un travail émancipateur
«Il faut qu’existe une philosophie engagée, non pas seulement au sens où elle prendrait parti politiquement, mais au sens où elle s’engage dans le monde, où elle est nourrie par les émotions de celles et ceux qui la pratiquent, par leur vie, par leurs expériences, mais aussi par les injustices, les souffrances, les joies des autres. Comme les philosophes Eric Schliesser et Catarina Dutilh Novaes, je pense la philosophie en partie comme une activité de synthèse : on s’appuie sur les sciences naturelles et sociales et on essaie à partir d’elles et à l’aide des méthodes de la philosophie de dire quelque chose du monde et de proposer des manières de changer le monde.
«Ça n’est pas une proposition révolutionnaire – au fond, c’est là ce qu’une partie considérable des philosophes français du XXe siècle ont fait – mais c’est, je crois, une bonne façon de concevoir l’endroit où le ou la philosophe peut à la fois se prévaloir d’une expertise qui est la sienne – celle du concept et des arguments – et espérer faire un travail émancipateur. Mais l’art de la synthèse est aussi un art du choix. On ne choisit pas tel ou tel sujet de recherche comme on choisit entre des sachets de thé au petit déjeuner. On choisit en fonction de ce qui, pour nous, fait problème, de ce quelque chose qui ne marche pas dans notre monde et attire notre attention précisément par son dysfonctionnement.
«Je rejoins ici la philosophe et romancière Iris Murdoch quand elle écrit : «Faire de la philosophie, c’est explorer son tempérament et, pourtant, en même temps, s’efforcer de découvrir la vérité.» Le travail du concept, qui cherche la vérité, se fait à travers ce que nous sommes, ce que nous élisons comme des objets importants. En ce sens, il est temps de renverser le discrédit traditionnellement jeté sur les femmes philosophes, soupçonnées de philosopher avec leur corps et leurs émotions et de dire : qui peut raisonnablement se penser comme philosophe, comme amant de la connaissance, sans voir que la prétention de la philosophie à la vérité et à la généralité est intrinsèquement liée à un engagement personnel, singulier, émotionnel, dans cette connaissance ?»
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