La danse des Kanak et des handicapés
LE MONDE |
Les chorégraphes Régine Chopinot et Jérôme Bel sont allés très loin de chez eux pêcher de bonnes raisons de faire un spectacle. Chopinot, figure des années 1980, est partie en Nouvelle-Calédonie et en est revenue avec un groupe de onze danseurs amateurs traditionnels rhabillés par Jean Paul Gaultier pour Very Wetr ; Jérôme Bel, personnalité phare de la "non-danse", expert en pièces témoignages sur l'identité et la danse, a accepté de travailler avec les onze comédiens handicapés mentaux de la compagnie Theater Hora, basée à Zürich, dans le spectacle Disabled Theater.
Vues l'une à la suite de l'autre, ces deux pièces, qui mettent chacune un artiste seul face à un groupe d'interprètes radicalement autres, voire une minorité, provoquent un malaise. Chopinot livre une carte postale sympathique, avec match de foot entre copains, souvenir d'une rencontre avec le Kanak Umuissi Hnamano et son clan. Bel, fidèle à lui-même, propose un observatoire de l'humain éclairé plein feux. Dans les deux cas, le traitement spectaculaire flirte avec l'exposition, voire la surexposition de personnes, chez Bel en particulier, au statut délicat, projetées sur scène comme pour servir un propos qui les dépasse peu ou prou.
Coup de chapeau d'abord aux interprètes. Parfaits, irrésistibles, simplement eux-mêmes, ils se prêtent au jeu en confiance. Avec générosité, les Kanak ont accueilli Chopinot chez eux ; à leur insu, de leur plein gré, les acteurs handicapés ont collaboré avec Bel comme ils le font avec d'autres chorégraphes et artistes dans le cadre de leur troupe.
La mise en scène de Régine Chopinot, comme celle de Jérôme Bel, se plie à des tendances lourdes depuis quelques années sur les plateaux de danse. La présentation frontale des interprètes, le face-à-face, les yeux dans les yeux avec le public, sont censés jouer la confrontation et parier sur la communauté. Chopinot raconte à la première personne son voyage en lisant son iPad. Jérôme Bel est aussi présent sur scène, mais à travers son assistante, Simone Truong, qui introduit les différentes étapes de la pièce et les participants. Ce parti pris de pseudo-vérité documentaire trafique l'art et la vie au détriment parfois des individus transformés en cas ou en illustrations.
Si le contrat entre Chopinot et les Kanak s'annonce amicalement clair, le lien entre Bel et les handicapés est plus trouble. Le chorégraphe semble mettre à l'épreuve son savoir-faire, sa méthode des questions - qui êtes-vous ? quel est votre métier ? -, sans tenir compte volontairement de la haute singularité des gens. La sensation, dansDisabled Theater, de contempler des interprètes captifs et livrés à eux-mêmes accentue l'inconfort. Au fil de la pièce, les acteurs handicapés se contrôlent de moins en moins et laissent échapper des gestes qui ne peuvent impunément constituer un matériau théâtral.
Le sentimentalisme de Régine Chopinot flirte avec la naïveté. La froideur de Jérôme Bel qui refuse la pitié - et c'est une bonne chose - prend une connotation clinique. Chopinot veut faire corps avec le groupe ; Bel se pose devant et ne viendra pas saluer. Lorsqu'il demande à la fin du spectacle ce que les interprètes en pensent, certains sont positifs. "C'est direct", dit l'un. Et c'est vrai ! "C'est super", commente un autre, qui évoque aussi la réaction de ses parents, choqués par le côté "freak show" et l'impression de contempler des "animaux qui se mettent les doigts dans le nez", selon le témoignage de sa soeur. Et c'est vrai aussi, et c'est pire.
Régine Chopinot et Jérôme Bel n'évitent aucun des pièges de l'exercice périlleux qu'ils se sont imposé. Contrairement à la chanson scandée par les Kanak, Very Wetr (pays en kanak) est exotique - évidemment !Mais Disabled Theater est atrocement voyeur. Bel ne nous laisse jamais oublier - il n'a d'ailleurs pas réussi à le faire lui-même, comme il le confie dans le texte-présentation du spectacle -, que ces acteurs sont d'abord des handicapés mentaux. Reviennent alors les souvenirs d'au moins deux spectacles qui combinaient l'art et le handicap au plus fin.
Just for Show (2005), de Lloyd Newson, réinventait le mouvement avec David Toole, danseur sans jambes. Ook (2005), mis en scène par Sidi Larbi Cherkaoui et Nienke Reehorst, pour la troupe flamande de handicapés mentaux Theater Stap, montrait une autre humanité aux prises avec un enjeu artistique qui rassemblait interprètes et spectateurs sur le même plan. Sans voyeurisme aucun, mais de la curiosité, une vraie reconnaissance de la différence.
Very Wetr de Régine Chopinot. Cloître des Célestins. Jusqu'au 16 juillet. 20 heures.
Disabled Theater de Jérôme Bel. Salle Benoît-XII. Jusqu'au 15 juillet. 18 heures.
Sur le Web :
La présentation du spectacle de Jérôme Bel et celle du spectacle de Régine Chopinot sur le site du Festival d'Avignon (www.festival-avignon.com)
Rosita Boisseau (Avignon, envoyée spéciale)
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