Commander le cerveau avec de la lumière bleue
Par Olivier Dessibourg
Une méthode révolutionnaire, l'optogénétique, combinaison d’optique et de génétique, permet d’activer sélectivement les neurones. Choisi «Méthode technologique de l’année 2010», ce nouvel outil précieux permet de décrypter le cerveau dans ses infimes détails. La Suisse est à la pointe: plusieurs chercheurs viennent de publier leurs résultats dans des revues prestigieuses
Dans son bac en plastique, la souris est immobile. Sur son crâne est fixé un implant, relié à une fibre optique qui sort du récipient. Subitement, une lumière bleue parcourt le filin transparent, jusqu’à la tête du rongeur. Hop, celui-ci se met à courir en cercles, tel un dératé. Comme s’il exécutait un ordre. La lueur s’éteint, il s’arrête, retrouvant ses mouvements saccadés mais normaux de petite souris curieuse.
Cette expérience fut l’une des premières à démontrer l’efficacité d’une nouvelle technique scientifique, combinaison d’optique et de génétique: l’optogénétique. Un procédé, choisi comme avancée technologique de l’année 2010 par la revue Nature Methods de ce mois de janvier, qui permet d’étudier le cerveau dans ses plus infimes détails. Et surtout de le commander, le tout en utilisant… de la lumière.
Plus de 800 groupes utilisent cette technique, dont plusieurs en Suisse, qui viennent de publier leurs résultats dans des revues prestigieuses (lire ci-dessous). «C’est une révolution pour les neurosciences», s’exclame Andreas Lüthi, du Friedrich Miescher Institut, à Bâle.
Jadis, pour étudier les fonctions du cerveau, les pionniers des neurosciences ont agi logiquement: en lésant ou en procédant à l’ablation d’une partie de l’organe pour voir quels en seraient les effets. Puis est apparue la méthode des électrodes implantées, grâce auxquelles des impulsions électriques sont envoyées dans les différentes aires du cerveau, afin d’observer les réactions induites sur l’organisme ou les capacités mentales.
«Malgré les remarquables avancées permises par cette technique pour mieux comprendre le rôle des diverses régions du cerveau, celle-ci restait peu spécifique, puisque les électrodes stimulent de manière indifférenciée tous les neurones situés à leur proximité», explique Christian Lüscher, à l’Université de Genève. Or les milliards de neurones composant un cortex n’ont pas tous des fonctions identiques.
De même, nombre de médicaments ayant été conçus pour avoir un effet sur le cerveau agissent encore de manière peu spécifique.
«Avec l’optogénétique, on est plus précis, puisqu’on peut cette fois cibler et commander sélectivement les neurones dont on veut élucider la fonction», poursuit le chercheur. Comment? Une fois de plus en sciences, cette technologie a derrière elle une histoire étonnante.
Dans les années 1990, un biologiste allemand fait une brillante découverte, agenouillé devant une mare: il observe que les cellules d’une algue nommée Chlamydomonas se mettent à bouger uniquement lorsqu’elles sont soumises à la lumière. En y regardant de plus près, il découvre à la surface de ces unicellulaires une molécule (protéine) qui joue le rôle d’«interrupteur»: éclairée, cette protéine active les deux flagelles de la Chlamydomonas , qui se met à bouger. Dans la nuit, plus rien ne se passe
En 2005, Karl Deisseroth et son équipe, à l’Université Stanford, se demandent alors s’il est possible d’installer cet interrupteur moléculaire sur d’autres cellules, tels des neurones, pour pouvoir les «enclencher» à souhait, en les soumettant aussi à la lumière. La réponse est positive.
Dans un organisme vivant, tout se fabrique sur la base du code qu’est son génome, collection de gènes. Il a donc d’abord fallu aux chercheurs trouver le gène codant pour cette protéine photosensible. Cela fait, ils l’ont introduit, d’abord in vitro, dans un lot de neurones, plus précisément au sein même de leur code génétique, en recourant à des virus (voir infographie).
Après plusieurs essais, cela a fonctionné ! Le gène injecté a exprimé la fameuse protéine-interrupteur à la surface des neurones génétiquement modifiés. Et ceux-ci ont produit les signaux électriques caractéristiques de la communication interneuronale lorsqu’ils étaient soumis à de la lumière. Bleue, en l’occurrence, car c’est cette longueur d’onde qui active la protéine. Les scientifiques venaient de trouver un moyen pour commander le fonctionnement des neurones, quels qu’ils soient…
«Car tout l’intérêt est là, reprend Andreas Lüthi. En modifiant les virus servant à introduire le gène de la protéine, on peut choisir précisément dans quels neurones on souhaite installer l’interrupteur moléculaire, et donc sur lesquels on veut avoir de l’emprise.» Dans l’expérience in vivo avec la souris, ce sont les neurones moteurs qui ont été ciblés; ils étaient activés grâce à la fibre optique greffée dans le cerveau du rongeur et qui y guidait les impulsions de lumière bleue.
«Cette technique ouvre des centaines de possibilités d’expériences», se réjouit Christian Lüscher, qui revient d’un séjour dans le laboratoire de Karl Deisseroth. Pour élucider le rôle exact des divers circuits neuronaux d’une part; le groupe genevois vient d’identifier celui qui est impliqué dans le phénomène d’addiction aux drogues. Mais aussi pour soigner des affections mentales et du système nerveux central, comme les démences, les dépressions ou certaines paralysies.
L’idée consiste toujours à introduire, dans les neurones de l’aire cérébrale concernée le gène codant pour la protéine-interrupteur photosensible. Et ensuite d’installer sous le crâne une fibre optique guidant des impulsions lumineuses. A la manière de ce qui se fait avec une autre méthode médicale, la stimulation cérébrale profonde: des électrodes intracrâniennes sont greffées chez des patients atteints de Parkinson ou de dépression, afin de stimuler électriquement les zones concernées (lire LT du 7.11.2009).
En novembre 2010, des scientifiques de l’Université Duke (Etats-Unis) sont ainsi parvenus à inverser les effets de la dépression induite par le stress chez des souris. Et peu avant, durant l’été, l’équipe de Karl Deisseroth a réussi à faire cesser les symptômes de Parkinson chez des rongeurs, ceci en agissant par optogénétique sur certains neurones de la motricité.
Dès lors, à quand des essais chez l’homme? «Peut-être dans cinq à dix ans, estime Christian Lüscher. Mais avant, il s’agit de mieux connaître les potentiels effets secondaires des virus utilisés pour insérer le gène.» Cela sans pour l’heure évoquer les questions éthiques que pourrait soulever l’utilisation d’une technologie permettant potentiellement de contrôler le cerveau…
Pendant ce temps, l’équipe de Stanford est en train de perfectionner le système optique, sur des singes, de manière à éviter de devoir installer la fibre optique dans le cerveau; les neurones cibles pourraient être «éclairés» depuis la surface du crâne grâce à de simples ampoules LED.
Dans une présentation sur le site TED. com , un des autres pionniers de cette technique, l’Autrichien Gero Miesenböck, rappelle que, pour les chercheurs en neurosciences, «si l’on pouvait enregistrer l’activité de tous les neurones, on pourrait comprendre le cerveau.» On en est encore loin. Mais, de l’avis de tous, l’optogénétique permettra certainement de faire des avancées lumineuses vers ce rêve de scientifique.
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