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mardi 16 mars 2010




CULTURE
Publié le 09/03/2010 à 15:12 Le Point.fr
ANALYSE


Éros et Thanatos, version Pérou : Et si les Mochicas éclairaient notre présent ? Par Michel Schneider







Illustration d'objets de l'exposition
"Sexe, mort et sacrifice dans la religion Mochica" au quai Branly.
À gauche et à droite : terres cuites sexuées.
Au centre : viatique funéraire. ©Daniel Giannoni et Steve Bourget


EXPOSITION

Mochicas, le sexe culte

L'art a toujours fait des deux grands tabous de l'humanité ses thèmes essentiels, depuis Niklaus Manuel Deutsch (vers 1484-1530), auteur du célèbre tableau La Jeune Fille et la Mort , jusqu'à Six Feet Under , l'une des séries télévisées américaines majeures de ces dernières années (qui a prêté son titre, il y a quatre ans, à une exposition au Kunstmuseum de Berne). De même, dans la biologie de la reproduction et les représentations que notre psychisme en donne, le sexe et la mort s'opposent et se conjuguent. Entrant dans la vie par l'Éros, il n'est pas illogique que l'homme en sorte, comme dans certains rites funéraires, en parant Thanatos des attributs sacrés et obscènes du sexe.

C'est le cas de la religion mochica. L'actuelle exposition des céramiques issues d'une civilisation du nord du Pérou, disparue au VIIe siècle, vient illustrer un troisième élément : le sacrifice. Certes, on trouvera, dans la culture moderne occidentale, des oeuvres littéraires (Baudelaire et les décadents "fin de siècle") ou plastiques (Schiele, Bacon) qui marient ces trois thématiques. Ainsi, fasciné par le sacrifice humain, Georges Bataille écrit : "L'érotisme accroît la conscience douloureuse de l'échappée hors du monde, mais c'est seulement à la limite de la mort que se révèle avec violence le déchirement qui constitue la nature même du moi." Il va même jusqu'à fonder une société secrète, Acéphale, dont le symbole est un homme décapité. Selon la légende, les membres auraient envisagé d'être chacun la victime d'un sacrifice. Mais aucun n'accepte finalement d'être l'exécuteur des hautes oeuvres. Jusqu'à la dissolution du groupe, avant la Seconde Guerre mondiale, qui, hélas, s'acquitta en masse de cette tâche... Mais ces créations ont-elles le sens que l'on croit trouver dans les traces de la civilisation mochica ? Certainement pas.

Il y a des "manières de mort" comme des "manières de table" dans toutes les cultures
On ferait un contresens en donnant aux représentations sexuelles un caractère érotique ou pornographique. Le mot "sexe" désignant la sexualité, et non le genre ou l'organe qu'elle met en jeu, n'apparaît que très tard dans la langue. En fait, peu avant la découverte de l'inconscient. Comme le montre Michel Foucault, la sexualité est une invention de l'humanisme moderne totalement ignorée des anciens et des sociétés holistes. Il y a des "manières de mort" comme des "manières de table" dans toutes les cultures, et elles ne sont pas transposables. Erreur que commet Freud dans Totem et tabou , paru en 1912, quand il s'interroge sur l'attitude de l'homme primitif face à la mort. Lorsqu'ils figurent l'acte sexuel, hors de toute visée d'érotisme ou de pornographie, les artisans mochicas pétrissent dans leurs poteries des thèmes rituels relevant d'une cosmogonie et d'une cosmologie dans lesquelles le sexe est une représentation d'un ordre de pouvoir, de sa permanence au-delà de ceux qui l'incarnent, de sa transcendance. Leur but n'est pas de représenter la part de sexe dans la mort ou de la mort dans le sexe. Il est de fonder une religion de la création-destruction du monde politique et social. L'apparition de la vie n'est qu'une métaphore de celle de l'univers.

Mais convenons qu'il est singulier d'entourer les morts d'objets évoquant ce qui reste la source même de la vie (du moins jusqu'à nouvel ordre, si le clonage s'y substituait un jour prochain) : le rapport sexuel. Psychanalyse et littérature nous éclairent au moins sur un point commun à toutes les cultures : la sexualité humaine comporte toujours une dimension de secret, de sacrifice de l'identité. Pas en tant que personne, sujet, moi. Le rapport sexuel est sacrifice du "je" par lui-même. "Quand elle est là, je ne suis plus là", disait Épicure. On peut le dire de la sexualité comme de la mort. C'est la leçon de Freud, la sexualité est "la maladie" humaine : l'animal humain est le seul à savoir qu'il doit mourir et le seul qui s'accouple en dehors des nécessités de la reproduction.

La vie est la vérité de la mort

Éclairant pour notre présent, cet autre constat : dans les sociétés anciennes et en Occident jusqu'à l'époque postmoderne, la mort s'accompagnait d'un rituel social, public, et le sexe relevait du secret, du privé. Aujourd'hui, des clubs échangistes aux débats de société en passant par le récit à voix haute de ses ébats sur portables, on exhibe sa sexualité dans l'espace public, mais on enterre ses morts en privé. Un dernier axe de réflexion suscité par l'art des Mochicas aide à comprendre l'étrange conjonction du sexe et de la mort. Des stoïciens à Heidegger en passant par Montaigne, la philosophie nous appelle à éclairer notre vie d'une lueur mortelle. La mort n'est pas qu'une ombre, un trou noir dont on ne sait rien. Elle fait aimer la vie, précisément parce qu'elle y met fin. En ce sens, opposée aux cultures du Mexique où la mort est la vérité de la vie, la civilisation mochica, dont l'écriture est absente, inverse les choses : la vie est la vérité de la mort.

C'est une belle leçon en un temps où l'on ne croit plus à la mort sans croire à l'immortalité. Comme l'écrit Freud dans son article sur "la fugitivité" : "Ce qui est frappé par l'éphémère prend une unicité rare dans le passage du temps." Regardons avec émotion la fugitivité des poteries péruviennes vieilles de douze siècles où s'enlacent Éros et Thanatos.








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