L’idée que les hommes ne sont pas libres de consommer ce qui pourrait nuire à leur santé est récente. Pour John Stuart Mill, par exemple, la faculté de prendre de l’alcool ou de l’opium faisait partie des droits civiques fondamentaux. Comment en est-on arrivé là ?
Forces of Habit. Drugs and the Making of the Modern World par David T. Courtwright, Harvard University Press, 2002
Un État peut-il espérer contrôler le plaisir narcotique ? Nous voyons toujours le passé par le filtre de nos préoccupations présentes. Du temps où la vie publique avait de l’importance, les historiens écrivaient l’histoire politique. Maintenant que la vie privée l’emporte sur tout le reste, c’est sur elle que les historiens concentrent leur attention. Les drogues ont toujours été l’une des grandes sources de bonheur privé. Depuis quelques années, elles se retrouvent de plus en plus sur le devant de la scène, allant parfois jusqu’à éclipser le sexe comme objet de fascination. La dernière décennie du XXe siècle a vu augmenter la consommation de drogues, en même temps que se développait une compréhension de plus en plus sophistiquée de leurs effets. Elles ne font plus l’objet d’un désir ou d’une censure indiscriminés.
Une vision simpliste du progrès
De fait, le mot « drogue » apparaît désormais comme désignant une catégorie entièrement artificielle, ne signifiant rien d’autre que l’illégalité et la désapprobation sociale. La majorité des Britanniques a bien compris, désormais, que le cannabis est moins nocif que l’héroïne, certes, mais aussi que l’alcool ou le tabac. L’attribution du mot « drogue » à des substances aussi diverses n’est qu’un accident de l’histoire récente.
Ce changement de perspective a naturellement eu un effet sur l’historiographie de l’usage de drogues. Décrire l’histoire de l’opium, de la cocaïne et du cannabis en omettant l’alcool, le café ou l’aspirine, c’est sacrifier à une vision simpliste du progrès des Lumières. C’est partir du principe que ces substances étaient de toute éternité vouées à leur contemporaine infamie. Dans cet ouvrage remarquable, Courtwright évite sagement cette erreur.