CRITIQUE
Pensées hétérodoxes de philosophes
Dans Aurore, Nietzsche, toujours avisé, constate : «Jusqu’ici c’est sur le bien et le mal que l’on a le plus médiocrement réfléchi : ce fut toujours une affaire trop dangereuse. La conscience, la bonne renommée, l’enfer et même, à l’occasion, la police, ne permettaient et ne permettent aucune impartialité.» Jean-Clet Martin, philosophe et romancier, spécialiste de Derrida, Foucault et Deleuze, reprend l’idée en ouverture de son essai : la réflexion sur le mal «suscite crainte et soupçon», au point que, sans parler de Sade, on a pu accuser Machiavel ou Spinoza d’«avoir conclu un pacte avec des forces obscures». Penser le mal, ce n’est évidemment pas céder à la bienséance, qui voudrait qu’il fût tout entier «de l’autre côté» de la montagne, là où il y a l’«ennemi», ni à la convenance, qui l’attacherait aux seuls actes de fous et barbares - inhumains. C’est exposer la philosophie aux «mauvaises rencontres», la conduire dans une «zone d’exclusion, parfois aveugle», où elle se trouve contrainte de changer ses concepts, les tordre, les abandonner ou leur ajouter des extensions inédites. C’est ce que tente Martin, en allant traquer dans des «carrefours sans éclairage»quelque pensée hétérodoxe, inexploitée, chez Spinoza, Nietzsche, Descartes, Pascal, Kierkegaard ou Deleuze - mais aussi bien chez les héro(ïne)s de la littérature (de Achille ou Hector à Justine, Emma Bovary, la princesse de Clèves), voire des démons sortis de l’enfer dantesque ou certains vampires…
Qu’on ne s’attende pas à une étude méthodique du mal et de ses manifestations, qui procéderait en démontrant point par point ce qu’elle avance. Martin est plutôt «inspiré», et sa pensée procède par associations ou fulgurances. «Le fantastique, le fantasque est la seule voix que nous pouvons entendre lorsque s’ouvrent les portes sur un infini sans raison, redevable d’une logique des passions que la raison ignore», dit-il.