Par Etienne de MetzPublié le 26 juillet 2023
Marquée par une explosion du nombre d’overdoses dues à cet opioïde, la ville s’enfonce, depuis la pandémie de Covid-19, dans une crise de santé publique.
Des personnes attendent à l’extérieur d’Insite, un site de consommation supervisée, dans le quartier Downtown Eastside (DTES) de Vancouver (Canada), le 3 mai 2022.
« En vingt-cinq ans d’héroïne, je n’ai jamais fait une seule surdose. En trois mois de fentanyl, j’en ai déjà fait trois. »Appuyé sur le couvercle d’une poubelle dans le centre de Montréal, Eric Talon sort une boîte de sa poche. A l’intérieur, un caillou bleu friable, la forme la plus répandue du fentanyl vendu dans les rues canadiennes.
Comme des centaines d’autres consommateurs montréalais, le quinquagénaire au teint cireux s’est accoutumé à cette drogue de synthèse, et à son danger. « Chaque jour, quelqu’un que je connais en meurt », marmonne, le regard perdu, celui dont la compagne est morte d’une overdose, au printemps. Le fentanyl, mélangé à d’autres stupéfiants, est responsable de quatorze décès par mois à Montréal depuis le 1er janvier. Le nombre de surdoses non mortelles recensées ces dernières semaines a doublé par rapport à 2022.
Quarante à cinquante fois plus puissant que l’héroïne, l’opioïde fait des ravages en Amérique du Nord, de Vancouver, sur la côte canadienne du Pacifique, à Philadelphie, sur la Côte est des Etats-Unis. Montréal, où la cocaïne était encore récemment en position dominante en raison de sa qualité locale, est la dernière des grandes métropoles canadiennes à voir grimper en flèche la consommation de fentanyl. Les premières vagues de surdoses y ont été observées en 2014, dans le quartier populaire d’Hochelaga. Depuis, l’opioïde a vu son usage augmenter, notamment à la faveur de la crise sanitaire. « L’année 2020, avec l’arrivée du Covid-19, a été un véritable point de rupture », estime Jean-Sébastien Fallu, chercheur à l’université de Montréal, spécialiste en toxicomanie.
Les fermetures de commerces et la hausse des loyers ont jeté un nombre croissant de personnes à la rue. La pénurie d’héroïne, au début de la pandémie, a également poussé certains usagers vers cette supermorphine. De nombreux sans-domicile-fixe sont facilement happés par la consommation de cette nouvelle vague de stupéfiants, plus addictifs que les produits comparables en circulation jusqu’ici.
D’autres facteurs sont plus inattendus, liés aux mesures publiques de lutte contre la drogue. « Les politiques nationales de prohibition ont rasé l’héroïne de la carte des ventes », ouvrant la voie au fentanyl, rappelle M. Fallu, qui estime que l’héroïne avait, au fond, « prémuni Montréal de la vague des opioïdes de synthèse ». Depuis, le fentanyl est synthétisé dans des laboratoires clandestins locaux. Dans la rue, à dose équivalente, il est un tiers moins cher que l’héroïne. « Lorsqu’il n’y a plus que ça à portée de main, les consommateurs précaires s’en remettent [à cette substance] », estime Jean-François Mary, directeur général de Cactus, l’un des plus vieux programmes communautaires accompagnant les usagers de drogues au Québec.
« Drogue du zombie »
S’ils concernaient 0,3 % des visites dans les salles de consommation supervisées en 2019, le fentanyl et les produits similaires en constituent, aujourd’hui, 33 %. En témoigne le nombre d’interventions d’urgence dans ces espaces – où la consommation peut s’effectuer à l’abri, avec une supervision destinée à sauver les personnes en overdose –, passé de 100 par an à plus de 500 en 2022.
A la direction régionale de santé publique de Montréal, la docteure Carole Morissette met en cause « la circulation de mélanges complexes de fentanyl avec d’autres substances telles que la xylazine ». Les conséquences de l’usage de ce dernier produit, un analgésique normalement administré aux chevaux, également appelé « drogue du zombie », fait déjà des ravages aux Etats-Unis. Sa consommation entraîne des lésions cutanées, allant jusqu’à la nécrose des chairs. Le naloxone, principal antidote aux overdoses par opioïdes, est inefficace contre une surdose de xylazine.
Quant aux conséquences de la nouvelle vague des opioïdes à Montréal, elles se manifestent dans le cabinet de la docteure Marie-Eve Morin, addictologue à la clinique La Licorne. Derrière son bureau, une étagère est encombrée de petites statuettes de cette créature légendaire, des cadeaux en forme de clin d’œil de ses patients tirés de leur dépendance. De l’autre côté de la pièce est installé son « mausolée » : les photos de ceux et celles que la drogue a emportés. « Le réel problème n’est pas la molécule, c’est le dosage », soupire-t-elle. Le fentanyl, parce qu’il est bon marché, est utilisé comme produit de coupe dans la MDMA (ecstasy) et dans d’autres drogues, comme la cocaïne ou les amphétamines. « C’est la roulette russe pour les consommateurs », s’inquiète Marie-Eve Morin.
Un « état de choc permanent »
Sur les trottoirs de Montréal, le milieu des consommateurs a subi un autre aspect, violent, des changements de comportement dus au fentanyl. Malgré leur « résilience incomparable », les sans-domicile-fixe sont « encore plus isolés », estime Jules Thibodeau, qui évoque des histoires poignantes. A 25 ans seulement, il compte déjà huit années passées entre drogue, travail du sexe pour payer sa consommation et cures de sevrage aux effets plus ou moins durables.
Désormais suivi en thérapie, il raconte le durcissement des relations entre les usagers de drogues, mais aussi la multiplication des vols et des violences depuis que le fentanyl s’est répandu. « Il est difficile de survivre sans faire de mal aux autres », juge le jeune homme, lui-même victime du côté destructeur du nouveau produit – on n’aurait pas imaginé le voir boiter dans le centre-ville, les pieds en sang, à peine un an auparavant.