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Genre, race, identité... Elisabeth Roudinesco et Sandra Laugier s’expliquent
Dans Soi-même comme un roi, l’historienne Elisabeth Roudinesco s’alarme des « dérives identitaires » qu’elle considère issues des études sur le genre et la race. En exclusivité pour « l’Obs », elle débat avec la philosophe féministe Sandra Laugier. Un échange vif et rare.
Historienne de la psychanalyse dont les travaux sur Freud ont fait le tour du monde, de tous les grands combats contre le colonialisme, le racisme, l’antisémitisme, Elisabeth Roudinesco fait partie des voix qui comptent à gauche. Ce 4 mars, elle publie aux éditions du Seuil un essai surprenant qui vient heurter l’actualité. Aussi virulent qu’inattendu, « Soi-même comme un roi » prétend analyser les « dérives identitaires » des études intersectionnelles, de race et de genre. Autant dire un pavé dans un geyser.
L’intellectuelle tente de se frayer un chemin singulier dans ce champ de mines. De trois manières au moins. D’abord, en revisitant les grands auteurs des années 1970 qui vont inspirer les « études » (studies) et qu’elle estime aujourd’hui détournés de leur pensée originelle. Les plus belles pages de l’ouvrage leur sont consacrées. Ensuite, en réservant un dernier chapitre aux « identitaires » d’extrême droite, nationalistes, suprémacistes et autres fervents du « grand remplacement ». On pourra toutefois se choquer de la mise en parallèle de mouvances fascisantes avec des mouvements d’émancipation qui n’ont rigoureusement rien à voir (quand bien même ces derniers se retourneraient-ils en leur contraire, selon la thèse avancée par l’historienne). Enfin, en s’opposant à toute forme de police de la pensée dans le monde universitaire. A l’heure des chasses aux sorcières, le point est déterminant. Mais est-il suffisant pour avancer un argumentaire qui flirte avec la nouvelle idéologie réactionnaire ?
Parce que sa démarche nous interroge, nous lui avons demandé d’en débattre. Fidèle à son engagement pour la liberté d’expression, Elisabeth Roudinesco a accepté la confrontation avec la philosophe Sandra Laugier, chercheuse en études de genre et introductrice de l’éthique féministe du « care » en France. Les deux femmes se connaissent bien, toutes deux sont de gauche, mais ont des points de vue diamétralement opposés sur ces questions brûlantes. Un dialogue rare qui éclaire les lignes de fracture actuelles. M. L.
L’OBS. Depuis qu’en juin dernier, en pleine mobilisation contre les violences policières suite à l’assassinat de George Floyd aux Etats-Unis, Emmanuel Macron a accusé les universitaires d’« ethniciser » la question sociale, il ne se passe plus une semaine sans qu’un ministre ou une tribune ne tirent sur les études intersectionnelles, de race et de genre. Vous-même, Elisabeth Roudinesco, publiez un livre, « Soi-même comme un roi », extrêmement critique à l’encontre de ce que vous appelez des « dérives » issues de ces champs de recherche. Pourquoi ?
Elisabeth Roudinesco. J’ai travaillé trois ans à ce livre pour étudier les dérives des politiques identitaires dont se réclament les mouvements d’émancipation nés aux Etats-Unis après la chute du mur de Berlin, en 1989. Face à l’échec des régimes communistes, ces politiques se sont détournées de l’analyse marxiste pour se centrer sur des revendications plus individualistes. On a alors théorisé le concept de genre (gender) pour distinguer le sexe au sens anatomique (la différence biologique) de l’identité de genre au sens social et psychique (le vécu, la construction de soi et de l’altérité). Inspirées de penseurs comme Beauvoir, Sartre, Foucault, Derrida, Saïd ou Fanon, ces études entendaient montrer comment la domination d’un pouvoir masculin avait occulté le rôle des femmes, mais aussi celui des minorités. Elles se sont ensuite exportées. Mais ce dont je me rendais compte, c’est que si ces travaux étaient très riches en histoire et en philosophie (je cite Michelle Perrot sur l’histoire des femmes), le risque était de méconnaître l’existence d’un courant anticolonialiste dans les sociétés occidentales pour en venir à des questions identitaires, qui avaient à voir avec la dé-psychiatrisation, très positive en ce qui concerne les homosexuels, mais qui finissait par contester la place du biologique. A partir du moment où ces politiques deviennent un catéchisme queer qui nie l’existence du sexe au profit du genre et qu’on réclame l’instauration d’un sexe neutre, là il y a une dérive. J’analyse aussi les dérives des thèses décoloniales et intersectionnelles qui fétichisent la différence contre l’universel (l’un ne va pas sans l’autre), au risque de diluer les combats antiracistes, et qui sont enseignées à l’université. Même si elles n’y sont pas majoritaires.