Au temps du coronavirus, Catherine Portevin, cheffe de la rubrique “Livres” de “Philosophie magazine” a relu “La Traversée des catastrophes”, manuel de survie écrit par Pierre Zaoui au temps du sida. Ce qui l’a conduit à entamer avec lui un dialogue par e-mail, comme on prend des nouvelles d’un ami. Par fragments et par éclats, le philosophe cherche à nommer l’événement que nous vivons, entre tragédies et passions joyeuses.
Pierre, comment vas-tu ? Avant, on posait cette question sans y penser. Aujourd’hui, c’est comme si on demandait : es-tu bien vivant ? Comment ça va la vie avec la mort pas loin ?
Pierre Zaoui : Tu connais la blague : « Moshe, en un mot, comment vas-tu ? — Bien ! — Et en deux mots ? — Pas bien. » C’est toujours la même chose : le moi étant multiple et feuilleté, il n’y a pas de réponse univoque à cette question. C’est d’autant plus criant en pleine épidémie. Si, donc, je voulais être parfaitement sincère, il faudrait que je te fasse une réponse incroyablement éparpillée.
En tant que corps organique, je tousse, je crache, je suis essoufflé, j’ai un peu de fièvre, presque plus d’odorat, mais avec ma bronchite chronique de fumeur, c’est habituel, donc je ne peux pas savoir si j’ai contracté le Covid-19 ou pas, et je m’en fous complètement. En tant qu’apprenti philosophe, ça va, on est plutôt bien loti, y a pas à se plaindre : le confinement au milieu des bouquins et au creux du poêle, pour parler comme Descartes, on connaît, c’est un peu notre mode de vie ordinaire. Et apprendre à mourir ou s’en moquer, on connaît encore mieux. En tant que spinoziste, ça va – et il faut que ça aille : pas question de céder à la mélancolie, je persévère autant que je peux dans mon être et tâche autant qu’il est possible de chasser les passions tristes par des passions joyeuses pour moi-même comme pour mes proches. En tant que citoyen, j’ai plutôt envie de vomir : l’annonce de tous ces morts de plus en plus nombreux chaque matin, les témoignages de cet admirable personnel hospitalier qui en chie des ronds de chapeau, ça ronge. En tant que père et enseignant, j’étais très serein parce que cette épidémie ne semblait pas toucher les plus jeunes – je suis un peu plus en alerte depuis la mort de cette jeune fille de 16 ans le 24 mars, puis de trois adolescents de 12, 13 et 14 ans en Belgique, en Grande-Bretagne et au Portugal, parce qu’il est sûr que si des jeunes commencent à mourir, là, ça ne va plus aller du tout. En tant que fils, mes deux parents sont morts, et on a nécessairement une perception très différente de cette épidémie selon que ses parents sont encore vivants ou non (quoique mon cochon de fils à qui je faisais la remarque il y a peu m’ait répondu : « Non, je ne vois pas la différence… Pour moi, ça fait longtemps que je considère que mes parents aussi sont morts. » Ah ! la canaille…). En tant que vieil anar qui déteste spontanément les interdits et les restrictions de liberté, ça me gonfle sévère. En tant qu’homme de gauche old school, c’est-à-dire sensible avant tout à la question sociale, je suis plus inquiet (pour l’instant) du désastre social qui s’annonce que de la crise sanitaire. En tant qu’universitaire qui est entré dans cette épidémie après trois mois de conflit social, je suis très dubitatif : d’un côté, c’est formidable – suspension de la réforme des retraites, suspension de la privatisation d’ADP [Aéroports de Paris], promesse d’augmentation des moyens de l’hôpital public et de la recherche… En même temps, comment croire encore notre président et notre gouvernement ? Etc. etc.