La Voix des esprits, L’Au-delà et les Lyonnais, Héros de la guérison, La Vie entre chien et loup, et son tout récent La Peau. Totem et Tabou : les titres de ses livres parlent d’eux-mêmes. Anthropologue, philosophe des techniques, Christine Bergé est avant tout une exploratrice des cas extrêmes, des états limites. Intelligence vive, sensibilité à fleur de peau, elle a pour fil rouge ce qu’elle appelle les « catastrophes biographiques ». Quand une cassure survient dans l’existence, un accident, une maladie, comment se reconfigure-t-on à partir de cette faille ? Comment une culture ou un individu peut-il survivre à un péril extrême ? Fragments de réponses sur le terrain d’une chercheuse éclectique.
Déracinement
Le dialogue avec les morts fut son tout premier sujet de recherche. « J’avais envie de travailler sur la mort, mon directeur de DEA avait commencé une recherche sur le spiritisme. Je ne croyais pas aux esprits, mais cela m’intéressait de comprendre comment les gens se débrouillaient pour vivre la présence d’un mort qui, pour eux, n’était pas mort puisqu’il continuait, selon eux, à exister sous un autre mode. » Né aux Etats-Unis avant le milieu du XIXe siècle, le spiritisme arrive au Royaume-Uni en 1852, en France et en Allemagne en 1853. Son développement est concomitant à l’essor du libéralisme industriel et à la mécanisation croissante des moyens de production. Pour Christine Bergé, ce n’est pas une coïncidence. « La base du mouvement spirite, c’est l’essor du monde ouvrier. Un monde fait de gens dont beaucoup ont été arrachés à leur territoire rural, déracinés de leurs valeurs, et qui essaient de se reconstruire. Le spiritisme s’est développé sur ce grand deuil de la terre et de la famille. Dialoguer avec les morts, c’est partir sur la trace des ancêtres perdus. »
Héros de la guérison
Dans la foulée de ce premier travail, Christine Bergé part aux Etats-Unis, à la recherche de « médiums thérapeutes » – des guérisseurs censés communiquer avec les esprits. C’est le début des années 1990. Le mouvement New Age a encore de beaux restes, sur lesquels prospère notamment le courant du « channeling » : de prétendues communications entre les humains et des entités évoluant sur d’autres plans de conscience. En Floride, la jeune chercheuse part à la rencontre de médiums thérapeutes. Et surtout des malades qu’ils guérissent, ou du moins qu’ils soulagent.
« Il s’agissait de gens gravement malades, pour lesquels la médecine traditionnelle s’était révélée impuissante, et qui s’étaient souvent ruinés pour se faire soigner, raconte-t-elle. Les médiums leur proposaient des techniques assez simples (auto-hypnose, contrôle mental) pour faire en sorte qu’ils puissent reconfigurer leur vie. J’ai expérimenté et observé ces différentes techniques, qui sont toutes fondées sur le rapport de l’esprit et du corps. Et j’ai été frappée de voir combien ceux qui en bénéficient parviennent à réinterpréter leur corps et leur relation à la douleur en dehors de la médecine. Au point, parfois, de guérir ou, en tout cas, de continuer à vivre avec leur maladie. » Ces travaux feront l’objet de sa thèse d’ethnologie, soutenue en 1994 à l’Ecole des hautes études en sciences sociales (EHESS) sous le titre : « Rhétoriques et techniques de la médiumnité contemporaine aux Etats-Unis ».