ARTS
Le thème du sauvage anthropophage fait l’objet d’un regard contemporain dans une exposition parisienne.
«Seule l’anthropophagie nous unit. Socialement. Economiquement. Philosophiquement.» En 1928, la solution aux prises de bec entre le modernisme brésilien et son grand frère européen s’imposait comme une évidence aux yeux de l’auteur du Manifeste anthropophage, Oswald de Andrade : inutile d’imiter l’Europe, il suffit de l’avaler et de la digérer. Rien de tel qu’un bon repas anthropophage pour dévorer l’autre et, du même coup, métaboliser tout différend politique, culturel et gastronomique.
Zoos humains. Bien avant que la littérature brésilienne ne s’empare de cette imagerie, la figure du cannibale avait déjà eu largement le temps de troubler - voire d’exciter secrètement - nombre d’esprits du Vieux Continent, et ce, depuis ce jour où Christophe Colomb eut l’idée de forger un nouveau mot condensant tous les fantasmes associés au primitif amérindien. Des anecdotes qu’il annotait sur son journal au sujet des sauvages Caniba - un seul œil et un visage de chien - au topos du cannibale des Caraïbes prêt à s’exporter pour effrayer l’Europe, il n’y avait qu’un pas. «Canibalia», l’exposition orchestrée à la Fondation Kadist, à Paris, par la commissaire Julia Morandeira Arrizabalaga, part des mésaventures séculaires du cannibale pour questionner une figure tenace qui n’a cessé de se transformer au gré des interprétations et des fantasmagories qu’elle pouvait susciter : les colonisateurs - criant au monstre ou au bon sauvage, selon les occasions, le public des zoos humains - séduit par la jeune beauté sauvage, horrifié par la vieille sorcière lascive ; les ethnologues et les artistes, dont ce Théodore de Bry (1528-1598) qui dessina le Nouveau Monde sans bouger de son salon francfortois.
Ce sont les gravures de ce dernier qui donnent le coup d’envoi historique de l’exposition : les voici, les fameux sauvages, tous à poil en hommage à la tradition, remplaçant les rondes endiablées des bacchanales par un pique-nique convivial à base des côtelettes du voisin de cabane. Ou bien à la queue leu leu, en train de s’adonner à une ronde sodomite dans un dessin contemporain de Carlos Motta interrogeant les coutumes sexuelles de la civilisation précolombienne, avant que l’avènement du péché ne change tout. «Ce mur n’a pas d’image mais il contient de la géographie» (Runo Lagomarsino) : l’entrée dans le territoire de l’exposition se fait par une phrase sèchement typographiée sur un mur blanc.