Aux sources de la biologie moderne
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L'adage de Theodosius Dobzhansky selon lequel "rien n'a de sens en biologie si ce n'est à la lumière de l'évolution" pourrait laisser croire que tout s'est éclairci subitement à la publication de L'Origine des espèces, de Charles Darwin, en 1859. C'est loin d'être le cas, comme le démontre l'ambitieux historique des difficultés à Penser l'évolutionretracé par Hervé Le Guyader, professeur de biologie évolutive à l'université Pierre-et-Marie-Curie.
Le cadre théorique de l'évolution a eu autant de difficultés à se constituer (des concepts initiaux de descendance avec modification et de sélection naturelle jusqu'à la génétique moderne) qu'il en a encore à s'imposer pleinement, étant conjointement attaqué de l'extérieur par le fondamentalisme religieux, et fragilisé de l'intérieur par l'infinie complexité des interactions qui caractérisent son objet, le vivant.
Parce que l'évolution a d'emblée été contestée par la religiosité exclusive, l'ouvrage propose d'abord une plongée captivante aux sources mêmes du conflit. D'un côté la science, "non naturelle", en tant que phénomène social et culturel contingent (né de la désacralisation de la nature qui a accompagné le monothéisme). De l'autre la religion, "naturelle", puisque procédant du fonctionnement même de l'esprit humain (ce qui autorise l'étude scientifique de son apparition, via la psychologie évolutionniste et la paléontologie).
Passionnant décryptage
A cette dualité de fond s'ajoute celle, spécifique à la biologie, des deux corps du vivant, l'un transmis de génération en génération (le génotype), l'autre particulier à une génération (le phénotype), dont Hervé Le Guyader va traquer la naissance jusque dans la théologie politique médiévale (le concept des "deux corps du roi"). C'est cette dualité qui scande ensuite l'histoire des débats et controverses de la biologie évolutive, que le livre retrace dans une enquête chronologique détaillée.
L'accent mis sur les contextes (humain, institutionnel, philosophique) et le souci de révéler les controverses permettent de rectifier des vues simplificatrices et de faire ressortir les difficultés de compréhension de l'évolution à l'intérieur même de la science. On saisit ainsi pourquoi Darwin, s'il avait lu Mendel, n'aurait pu en faire grand-chose, comment les néolamarckiens français firent de la bonne science tout en étant dans un "ailleurs" non darwinien, ou encore en quoi le poids du compromis entre auteurs empêcha la théorie synthétique de l'évolution de se débarrasser de scories conceptuelles telles que l'idée de progrès.
La lecture de cette somme érudite réclamera patience et investissement de la part du lecteur, tenu à une gymnastique rigoureuse entre récit et citations et, par moments, embarqué dans de longues digressions.
L'auteur propose des éclaircissements, mais les choses se compliquent lorsque la biologie elle-même se complexifie, se métissant de physique quantique et de mathématiques, entrant toujours plus avant dans la compréhension technique du génome et découvrant qu'aux deux corps du vivant, le phénotype et le génotype, s'en ajoute un troisième, l'environnement, en constante interaction dans des boucles autoréférentes qui rythment la structure et l'évolution du vivant. Emporté par son élan, Hervé Le Guyader semble alors trop souvent perdre de vue qu'il ne s'adresse pas qu'à des biologistes.
Pas de quoi, heureusement, gâcher ce passionnant décryptage, conclu par un avertissement aux biologistes, désormais confrontés au travail"extraordinairement difficile" de déchiffrer l'infinie complexité du vivant. Un ultime défi lancé à une discipline qui a su en relever d'autres au cours de son histoire mouvementée.
Penser l'évolution, d'Hervé Le Guyader (Imprimerie nationale-Actes Sud, 544 p., 30 €).
Laurent Brasier