SOCIÉTÉ
Des hôpitaux qui s’étouffent en silence
Une enquête nationale révèle un profond mal-être des médecins qui se répercute sur les soins et l’écoute des patients.
Une infirmière pousse un brancard dans un hôpital. (© AFP Fred Dufour)
Quand un jeune enfant doit supporter de longues souffrances, il se passe un phénomène particulier, selon les pédiatres : au bout d’un certain temps l’enfant ne crie plus, ne s’agite plus. Mais il va se replier de plus en plus, se terrer, même. On dirait que l’hôpital est dans cet état-là. Il souffre et se tait. Tétanisé. Cet été, par exemple, rien, pas une déclaration, pas la moindre poussée de fièvre.
A Tours, se tiennent depuis hier les Convergences annuelles santé-hôpital, organisées entre autres par la coordination médicale hospitalière. A cette occasion, une enquête inédite réalisée par le ministère de la Santé va être rendue publique : près de 2 000 médecins hospitaliers, venant de 300 établissements, ont été interrogés sur leur pratique médicale. Bilan maussade : ce n’est pas tant sur les salaires, comme on pourrait le croire, que les crispations se révèlent, mais sur les conditions d’exercice.
Malaise «psychique». Un très grand nombre d’entre eux pointe un risque majeur de tensions sociales, et 72% évoquent un malaise «psychique».«Les hôpitaux sont aujourd’hui un univers tendu, cocktail de désabusements et d’agacements», tente de comprendre le Dr François Aubart, un des organisateurs de cette rencontre santé-hôpital. Dans cette enquête d’autres points noirs émergent : une très grande majorité de médecins (73%) se plaint du poids des charges administratives, de la faible attractivité de leur emploi (61%), des mauvaises conditions de travail.
Un climat qui n’est pas sans conséquence sur la qualité des soins. Voilà deux histoires récentes parmi d’autres, qui décrivent en creux ce mal-être ambiant.
La première se déroule aux urgences de l’hôpital Henri-Mondor, à Créteil (Val-de-Marne). Sandrine, 20 ans, se tord de douleur au ventre. De chez elle, elle appelle un médecin qui refuse de se déplacer. Elle contacte SOS Médecins, qui ne peut venir que deux heures plus tard. Finalement, elle prend un taxi pour les urgences d’Henri-Mondor. Son père, qui est médecin, est arrivé. Il attend avec elle. Sur sa fille, on fait juste une prise de sang. On ne trouve rien de particulier. «Mais vous ne lui faites pas une radio ?»interroge le père. «Non, il n’y a pas de brancardier, c’est compliqué», lui répond le praticien hospitalier, qui lui dit d’aller faire une échographie en ville.«Dans la nuit, elle se roule de douleur. Alors, qu’est ce que je fais ? J’abuse de ma situation de médecin, raconte son père. Je mets en action mes réseaux. Je trouve un ami qui lui fait une "écho" en urgence à 9 heures, puis un scanner à 13 heures. A 15 heures, ma fille est au bloc opératoire pour une péritonite, avec syndrome préperformatif, c’est-à-dire que le pronostic vital était engagé.»Le père de Sandrine ajoute : «Aujourd’hui, il faut des réseaux pour bien se faire soigner.»
Ou encore dans l’Oise, cette histoire presque anodine. Un homme, âgé de 82 ans, chute de sa hauteur chez lui. Fracture du fémur. Pompiers, hôpital. Arrivé un vendredi, il n’est opéré que le mardi. Quelques jours après, il est au fauteuil dans sa chambre. Son épouse écoute la plainte de son mari qui a mal au ventre : il veut simplement aller à la selle, et, malgré plusieurs appels, le personnel soignant ne se déplace pas. La vieille dame ne se sent pas la force de soutenir son mari pour aller aux toilettes : elle est petite, menue et fatiguée. Elle va dans le couloir demander du renfort à une personne en blouse blanche. Réponse de celle-ci : «Eh bien, qu’il fasse dans sa couche !»
Effritement. On pourrait en raconter des dizaines d’autres, certaines témoignant d’une mise en danger réelle de la vie du patient, d’autres pointant le défaut d’accueil, voire l’hospitalité en miettes. On pourrait en raconter des centaines d’autres où des équipes soignent remarquablement, se donnant avec passion à leurs tâches. Le tout se mélange, mais aujourd’hui, on a le sentiment d’un effritement généralisé.
Les malades ne supportent plus l’absence d’accueil (lire ci-contre) dont ils sont si souvent victimes. Le personnel - soignant (infirmières, aides-soignantes) comme médical (les médecins) - se plaint sans cesse, accusant la rigueur pour expliquer ses propres défaillances. Certes, la rigueur est réelle, comme jamais. Et, depuis deux ans, le personnel diminue dans le monde hospitalier. Mais cela n’explique pas tout.
Alors, c’est «silence hôpital». La CFDT-santé a publié, il y a quelques mois, une enquête imposante, après avoir interrogé près de 45 000 personnes, réparties dans 492 établissements publics. Que dit-elle sur les conditions de travail ? 93 % des agents trouvent leur travail stressant, 67 % demandent une réorganisation, 83 % ne se sentent pas reconnus. Et dans ce contexte de désenchantement, ce n’est pas un hasard si plus de 7 500 membres du personnel hospitalier (hors médecins) sont partis en retraite anticipée, le 30 juin, soit trois fois plus que d’habitude.
Ces départs massifs créent des difficultés en pagaille. «Ce qui est terrible, c’est que l’on perd le sens du collectif», note le professeur Olivier Saint-Jean, chef de service de gériatrie à l’hôpital Pompidou. «Ce qui me frappe le plus, poursuit le Dr François Aubart, c’est que les commissions médicales d’établissements [lieux où les médecins se retrouvent, ndlr] ne se réunissent même plus. Elles n’ont plus de candidat. A l’hôpital, la qualité est devenue imprévisible.», Quant aux pouvoirs publics, ils font la sourde oreille. Leur prudence confine parfois à l’indifférence. Depuis son retour au ministère de la Santé, Xavier Bertrand multiplie les gestes apaisants vers les médecins libéraux, mais n’a pas tenu le moindre discours d’importance sur l’hôpital. A Paris, l’ex-numéro 2 de la SNCF, qui a été nommée il y a un an et demi à la tête de l’AP-HP (Assistance publique-Hôpitaux de Paris), Mireille Faugère, l’avoue :«L’année 2011 est terrible, entre les efforts budgétaires, et les différentes élections en interne comme au niveau national, autant faire profil bas.» Tristes perspectives…
SOCIÉTÉ
«L’institution n’apprend pas de ses erreurs»
INTERVIEWThomas Sannié est membre du conseil de surveillance de l’AP-HP. Il y représente les usagers de la santé.
Thomas Sannié, responsable de l’association française des hémophiles d’Ile-de-France, préside aussi la conférence régionale de santé. Il est membre du conseil de surveillance de l’Assistance publique-Hôpitaux de Paris (AP-HP), au titre des usagers de la santé.
On a le sentiment que la tension est à son maximum dans les hôpitaux. Est-ce aussi votre impression ?
Les tensions sont fortes, multiples, variées. Pour nous, le plus grave est que les relations entre soignants et soignés sont entrées dans une phase de tension institutionnelle. Et inédite.
C’est-à-dire ?
Le public en a assez. Il a mûri, il est sondé à longueur de journée, observé, scruté. Il regarde de façon de plus en plus critique la manière dont il est pris en charge à l’hôpital ou simplement accueilli.
Depuis vingt ans, on a vu pourtant se succéder des dizaines de plans pour améliorer l’accueil, les urgences…
Mais que voit-on ? Aux urgences, le patient arrive, on ne lui parle pas, on ne le regarde pas, on ne l’informe pas. Il attend des heures, dans des locaux la plupart du temps médiocres. J’étais encore récemment aux urgences de l’hôpital Cochin [à Paris, ndlr]. Le hall est sale, miséreux, j’ai attendu sans explication, sans information. Les urgences, c’est quand même la moitié des entrées de l’AP-HP. En face, le corps médical et le personnel soignant se crispent. Ils ont un mal fou à accepter les critiques.
Pourquoi ?
L’hôpital ne sait plus accueillir les urgences ni les patients âgés, ni les handicapés, ni les précaires. Ce sont pourtant eux qui viennent. Ce constat est général, dans toute la France. Je ne vous parle pas des dépassements d’honoraires, qui, même s’ils sont marginaux, engendrent de la crispation et de l’incompréhension. On a le sentiment que tout est plus compliqué, plus lourd aujourd’hui.
Comment l’expliquez-vous ?
Il y a indéniablement, au départ, un déficit de formation sur la manière d’accueillir et de recevoir les patients. Pour dire les choses simplement, la pratique du soin gentil et bienveillant n’est pas enseignée. Le recueil du consentement non plus. C’est impressionnant combien ces valeurs élémentaires du soin sont ignorées.
Et l’attitude des médecins ?
C’est un corps très diversifié, sans unité. Une des difficultés, pour eux, c’est qu’ils ont subi des successions de réformes, chacune leur pompant de l’énergie, mais aucune n’était focalisée sur les patients. On les sent distants, comme si leur engagement était ailleurs. Il n’y a ni structure ni lieux où les usagers et l’administration peuvent se retrouver et discuter. Et les médecins comme l’administration commettent une erreur essentielle : ils n’utilisent pas les usagers comme un facteur de changement. On reste toujours dans l’hypothèse que le malade est le problème, et non la solution.
Que faire, à part se plaindre ?
Lorsqu’il y a des incidents, cela n’entraîne aucune modification dans les pratiques. Il n’y a pas cette habitude de se corriger. Il n’y a pas de management. Les commissions qui existent sur la qualité des soins ? Les médecins n’y viennent pas.
Mais avec la loi Hôpital patient santé territoire et celle sur les droits des malades, les usagers sont maintenant intégrés dans les lieux de pouvoirs…
La représentation des usagers reste marginale, les demandes du public ne sont pas entendues.
Votre constat est sévère…
Oui, et en même temps, tous les jours, les gens sont soignés, voire sauvés. Un très grand nombre de médecins font très bien leur métier, mais je le redis, le prix à payer est très fort. La révolution que doit faire l’hôpital, autour de l’accueil des patients et sur la bienveillance dans les soins, n’est pas entreprise. On se retranche derrière l’argument d’un manque de personnel, de la difficulté du service.
Et ce n’est pas vrai ?
Ne mélangeons pas tout. Quand je parle de maltraitance vis-à-vis d’un patient, on va me répondre : manque de personnel. Comme si c’était une excuse. Les histoires que vous racontez à propos des urgences sont simplement inhumaines et insupportables. L’hôpital n’assume pas ses difficultés, et n’apprend pas de ses erreurs.
Que faire, alors ?
Si, à chaque fois qu’il y a un dysfonctionnement, on y travaillait ; si on sentait que l’hôpital était ouvert à la critique, alors, beaucoup de choses pourraient changer. Mais je reste inquiet. Pour nous usagers, le rapport de force est aujourd’hui clairement en notre défaveur.