Fous à relier
27/05/2010
Comment traiter la maladie mentale dans une société qui ne veut pas la voir ? De nombreux ouvrages examinent la question.
Par Jean-Marie Durand
Du pamphlet antifreudien de Michel Onfray à la riposte musclée Élisabeth Roudinesco, du reportage des Infiltrés au documentaire d’Ilan Kilipper sur l’hôpital Sainte-Anne, de la contestation de la méthode analytique à la maltraitance des malades mentaux, la question de la folie sature l’espace public et médiatique. La figure criminelle et la dangerosité du “fou” ont fait leur retour depuis deux ans, à la faveur de faits divers qui ont permis leur récupération médiatique.
Que faire des personnes atteintes ? Comment les soigner ? L’intérêt porté à ce problème social central se dilue chaque fois dans des polémiques brutales. Ces débats agités touchent le cœur fragile de nos sociétés : quelle place est-on prêt à réserver aux maladies mentales ? Alors même qu’elles sont devenues la première cause de handicap dans le monde, devant les maladies cardiovasculaires, elles continuent de semer la peur et se heurtent à la difficulté d’y faire face sereinement, humainement.
“On ne peut pas parler de la psychiatrie sans parler du moment sociopolitique dans lequel on se trouve”, souligne le psychiatre Hervé Bokobza dans l’excellent livre de Philippe Borrel, Un monde sans fous, prolongement d’un documentaire de France 5. Ce moment sociopolitique cristallise un paradoxe : la folie déborde de partout – 600 000 patients sont soignés pour schizo phrénie en France – pendant que les hôpitaux publics tombent en déshérence et sont tenus de gérer un flux tendu de patients en crise.
Depuis les années 80, des dizaines de milliers de lits d’hospitalisation ont été fermés sans que les structures alternatives ne compensent le vide. Sans compter la désertification de la psychiatrie publique qui, depuis vingt ans, ne fait plus rêver les jeunes médecins.
Le psychiatre Patrick Chemla le confesse à Philippe Borrel : “Se frotter à la folie, travailler avec la psychanalyse est une idée difficile et harassante, pas très payante finalement, dans une époque plutôt mercantile. Forcément, il y a une désaffection pour la psy en général.”
Les indices de cette psychiatrie en crise se fixent sur la disparition de la fonction soignante au profit d’un fonctionnement managérial et comptable. La folie et la psychose ne deviennent plus qu’affaire de gestion, de contrôle, de surveillance. Les recours à l’enfermement, les mises en chambre d’isolement se multiplient, ce que dénonçait déjà en novembre 2009 le contrôleur général des lieux de privation de liberté, Jean-Marie Delarue.
“Des murs plutôt que des hommes, des protocoles plutôt que des relations”, regrette Hervé Bokobza, qui présida en juin 2003 les Etats généraux de la psychiatrie, premier moment d’une résistance de la profession des psys contre la dégradation des conditions de soins (un mouvement prolongé dans divers collectifs comme l’Appel des 39 contre la nuit sécuritaire, l’Appel des appels…).
Cette crise de la psychiatrie publique renvoie forcément à celle de la psychanalyse, dont Onfray dénonce les fondements historiques. Or, tous les spécialistes de la maladie mentale expliquent comme Hervé Bokobza que “le seul appareil conceptuel du fonctionnement psychique que nous avons, c’est la découverte analytique, il n’y en a pas d’autre”. La relation avec le patient, par-delà les neuroleptiques, reste essentielle bien que fragile.
Un travail mis en perspective par Guy Dana dans Quelle politique pour la folie ?, ou par Samuel Lézé dans une passionnante étude anthropologique de la pratique psychanalytique, L’Autorité des psychanalystes. Il faut des années pour repérer des signes de dépersonnalisation, pour trouver les gestes qui rassurent, ce que des infirmiers hospitaliers de moins en moins bien formés ne savent parfois plus faire.
Derrière les attaques lancées à tort et à travers contre la psychanalyse, se profile le débat sur la conception du soin et, plus fondamentalement encore, sur la conception de l’individu. Pour Roland Gori, initiateur de l’Appel des appels, “la fiction que l’on est en train de fabriquer est celle d’un homme neuro-économique, qui n’est plus du tout un sujet tragique, un sujet divisé avec lui-même, en débat avec son histoire, avec ses parents, avec son complexe d’Œdipe, en débat avec ses pulsions sexuelles. Le sujet qu’on fabrique actuellement, c’est un calculateur rationnel, c’est un stratège, une espèce de trader de lui-même, qui sur le marché de ses propres comportements, doit essayer de miser le plus gros possible”.
Si le médecin peut combattre la maladie, “seule la société peut combattre l’aliénation”, comme l’écrivait Georges Daumézon, pionnier de la révolution psychiatrique humaniste d’après-guerre : une révolution en péril.
Philippe Borrel, Un monde sans fous (Champ social Editions, 176 pages, 18 €)
Élisabeth Roudinesco, Mais pourquoi tant de haine ? (Seuil, 96 pages, 12 €)
Samuel Lézé, L’Autorité des psychanalystes (PUF, 232 pages, 23 €)
Guy Dana, Quelle politique pour la folie ?, le suspense de Freud (Stock, l’autre pensée, 300 pages, 20 €)
27/05/2010
Comment traiter la maladie mentale dans une société qui ne veut pas la voir ? De nombreux ouvrages examinent la question.
Par Jean-Marie Durand
Du pamphlet antifreudien de Michel Onfray à la riposte musclée Élisabeth Roudinesco, du reportage des Infiltrés au documentaire d’Ilan Kilipper sur l’hôpital Sainte-Anne, de la contestation de la méthode analytique à la maltraitance des malades mentaux, la question de la folie sature l’espace public et médiatique. La figure criminelle et la dangerosité du “fou” ont fait leur retour depuis deux ans, à la faveur de faits divers qui ont permis leur récupération médiatique.
Que faire des personnes atteintes ? Comment les soigner ? L’intérêt porté à ce problème social central se dilue chaque fois dans des polémiques brutales. Ces débats agités touchent le cœur fragile de nos sociétés : quelle place est-on prêt à réserver aux maladies mentales ? Alors même qu’elles sont devenues la première cause de handicap dans le monde, devant les maladies cardiovasculaires, elles continuent de semer la peur et se heurtent à la difficulté d’y faire face sereinement, humainement.
“On ne peut pas parler de la psychiatrie sans parler du moment sociopolitique dans lequel on se trouve”, souligne le psychiatre Hervé Bokobza dans l’excellent livre de Philippe Borrel, Un monde sans fous, prolongement d’un documentaire de France 5. Ce moment sociopolitique cristallise un paradoxe : la folie déborde de partout – 600 000 patients sont soignés pour schizo phrénie en France – pendant que les hôpitaux publics tombent en déshérence et sont tenus de gérer un flux tendu de patients en crise.
Depuis les années 80, des dizaines de milliers de lits d’hospitalisation ont été fermés sans que les structures alternatives ne compensent le vide. Sans compter la désertification de la psychiatrie publique qui, depuis vingt ans, ne fait plus rêver les jeunes médecins.
Le psychiatre Patrick Chemla le confesse à Philippe Borrel : “Se frotter à la folie, travailler avec la psychanalyse est une idée difficile et harassante, pas très payante finalement, dans une époque plutôt mercantile. Forcément, il y a une désaffection pour la psy en général.”
Les indices de cette psychiatrie en crise se fixent sur la disparition de la fonction soignante au profit d’un fonctionnement managérial et comptable. La folie et la psychose ne deviennent plus qu’affaire de gestion, de contrôle, de surveillance. Les recours à l’enfermement, les mises en chambre d’isolement se multiplient, ce que dénonçait déjà en novembre 2009 le contrôleur général des lieux de privation de liberté, Jean-Marie Delarue.
“Des murs plutôt que des hommes, des protocoles plutôt que des relations”, regrette Hervé Bokobza, qui présida en juin 2003 les Etats généraux de la psychiatrie, premier moment d’une résistance de la profession des psys contre la dégradation des conditions de soins (un mouvement prolongé dans divers collectifs comme l’Appel des 39 contre la nuit sécuritaire, l’Appel des appels…).
Cette crise de la psychiatrie publique renvoie forcément à celle de la psychanalyse, dont Onfray dénonce les fondements historiques. Or, tous les spécialistes de la maladie mentale expliquent comme Hervé Bokobza que “le seul appareil conceptuel du fonctionnement psychique que nous avons, c’est la découverte analytique, il n’y en a pas d’autre”. La relation avec le patient, par-delà les neuroleptiques, reste essentielle bien que fragile.
Un travail mis en perspective par Guy Dana dans Quelle politique pour la folie ?, ou par Samuel Lézé dans une passionnante étude anthropologique de la pratique psychanalytique, L’Autorité des psychanalystes. Il faut des années pour repérer des signes de dépersonnalisation, pour trouver les gestes qui rassurent, ce que des infirmiers hospitaliers de moins en moins bien formés ne savent parfois plus faire.
Derrière les attaques lancées à tort et à travers contre la psychanalyse, se profile le débat sur la conception du soin et, plus fondamentalement encore, sur la conception de l’individu. Pour Roland Gori, initiateur de l’Appel des appels, “la fiction que l’on est en train de fabriquer est celle d’un homme neuro-économique, qui n’est plus du tout un sujet tragique, un sujet divisé avec lui-même, en débat avec son histoire, avec ses parents, avec son complexe d’Œdipe, en débat avec ses pulsions sexuelles. Le sujet qu’on fabrique actuellement, c’est un calculateur rationnel, c’est un stratège, une espèce de trader de lui-même, qui sur le marché de ses propres comportements, doit essayer de miser le plus gros possible”.
Si le médecin peut combattre la maladie, “seule la société peut combattre l’aliénation”, comme l’écrivait Georges Daumézon, pionnier de la révolution psychiatrique humaniste d’après-guerre : une révolution en péril.
Philippe Borrel, Un monde sans fous (Champ social Editions, 176 pages, 18 €)
Élisabeth Roudinesco, Mais pourquoi tant de haine ? (Seuil, 96 pages, 12 €)
Samuel Lézé, L’Autorité des psychanalystes (PUF, 232 pages, 23 €)
Guy Dana, Quelle politique pour la folie ?, le suspense de Freud (Stock, l’autre pensée, 300 pages, 20 €)