La littérature hors les murs
Nancy Huston
07.05.11
Les romanciers reçoivent toutes sortes d'invitations et, comme il se doit, chacun accepte celles qui font vibrer le mieux ses papilles ou les fibres de son âme. Pour ma part, ces dernières années, je suis frappée de constater qu'en règle générale, plus loin je pénètre dans les colloques et facultés, études et symposiums spécifiquement "littéraires", plus je m'éloigne de la littérature. En revanche, chaque fois que je suis invitée à intervenir dans une prison - ou lorsque, comme la semaine dernière, on me propose de parler au Salon Nomade, groupe littéraire auquel participent une trentaine de femmes d'une banlieue populaire d'une ville du Nord, je sais que je m'y trouverai confrontée de la manière la plus intense et authentique.
Ce n'est pas du snobisme à l'envers ; dans ces derniers contextes, plus que dans les premiers, la littérature prend réellement tout son sens. Non seulement vos interlocuteurs ont lu votre livre, ils l'ont pris à coeur. Vos personnages les habitent, dialoguent avec eux, comptent pour eux. L'enjeu est énorme, vital. Là où les universitaires vous demandent poliment de "faire un bref exposé soit critique, soit créatif, soit critique et créatif (cinq à dix minutes) à une ou plusieurs tables rondes de votre choix, même si votre présence à toutes les tables rondes serait appréciée et encouragée" (sic, une invitation récente), les hommes et les femmes en marge vous parleront, deux heures durant, sans retenue, de leur existence. Sa dureté. Sa saleté. Ses ironies. Ses passions qui bouleversent, chamboulent, transportent. Prenant comme point de départ l'histoire que raconte votre livre, s'interrogeant sur les lubies et les travers de vos personnages, ils en viennent à s'interroger sur leur propre -histoire.
Lors du tour de table à la maison d'arrêt des hommes de Fleury-Mérogis, au mois de mars, il va de soi que les détenus ne précisent pas la raison pour laquelle ils se trouvent derrière les barreaux... mais j'ai l'habitude, je sais à peu près ; certains ont commis de graves violences contre des femmes, allant jusqu'au viol et au meurtre. Là, ils viennent de lire Infrarouge et se montrent interloqués pour ne pas dire déstabilisés par le personnage principal, cette femme photographe, grande voyageuse passionnée par la gent masculine, avec sa manie de faire des photos des hommes au moment de l'orgasme. La discussion est drôle et désordonnée : quand je réponds à la question rituelle, incontournable : "S'agit-il d'une autobiographie ?" par la boutade de Brigitte Fontaine : "Non, c'est de la littérature pure bio !", ils éclatent de rire ; à partir de là ils réussissent à chercher dans le livre, non ce qu'il raconte de la vie de son auteur, mais ce qu'il raconte de la vie tout court.
Dans la banlieue du Nord, je me retrouve face à une trentaine de femmes maghrébines d'âges divers, moitié voilées moitié non ; sont venues aussi certaines de leurs filles, sans voile, lycéennes. Animation incroyable : elles se coupent la parole, connaissent par coeur l'histoire de la famille protestante que j'évoque dans Ultraviolet, habitant dans l'ouest du Canada, en pleine crise économique des années 1930. Les questions fusent : "C'est quoi la différence entre protestantisme et catholicisme ?" "D'où vient cette notion de péché ?" "Pourquoi la mère est-elle si sévère ?" "Et pourquoi elle blâme Dieu, la fille ? Elle ne devrait blâmer que ses parents !" "Moi je pense que la mère est jalouse de sa fille ! A mon avis elle aurait préféré que le beau docteur s'intéresse à elle !" "J'ai vu ça du point de vue de la fille, mais aussi de celui de la mère. Elle a raison de vouloir protéger sa fille !"
Dernière question, tout à fait à la fin de la rencontre, venue d'une des lycéennes : "Excusez-moi, mais, quand vous écrivez, est-ce que vous vous dites : là je mets une métaphore, là une prolepse, là une allitération, là une inversion chronologique ? Parce que c'est tout ce qu'on nous apprend à l'école, quand on étudie des romans !"
Ah oui l'école. Littérature douche froide. La critique, pas l'art. Les structures, pas la vie. Le recul, pas le cul. Distance, distance ! Pas de naïveté, voyons ! Un roman est fait de mots et de phrases, pas trace d'un être humain là-dedans, faut pas se laisser prendre ni surprendre ! L'identification, c'est bon pour les ploucs, les béotiens. Distance, distance, visons l'immortalité !
(Souvenir de cette journaliste qui, dans un quotidien de gauche, évoquait le livre "cru" et "lucide" de la jeune auteure Heather Lewis, morte de sa propre main à l'âge de 28 ans, ne mentionnant l'inceste de l'auteure avec son père que pour évoquer un passage particulièrement "cru" et "lucide" et "bien écrit" où Heather disait pouvoir sentir, petite, presque toujours, le moment où son papa allait éjaculer dans sa bouche. O mais la journaliste était si bien éduquée, si littérairement correcte, qu'elle ne s'est pas permis la moindre émotion, car lorsqu'on parle littérature dans les milieux chics et chocs et pros n'est-ce pas, on n'est pas dans la saleté des choses mais dans la propreté et je dirais même la propriété des mots.)
O littérature ! Littérature qui sauve un peu la vie ! Qui permet de vivre mille vies et pas seulement la sienne ! D'apprendre le monde par le coeur, par le corps, en se glissant dans la peau et la pensée des êtres différents de nous ! Dostoïevski nous permettant d'écouter des bagnards, O'Connor nous plongeant dans le subconscient de grands pervers, Gary nous administrant l'antidote à tous les héroïsmes ! Littérature liberté ! Bol d'air ! De grâce, reviens !