Deux jours après la Marche républicaine, qui a réuni plus de 4 millions de personnes en France en hommage aux victimes des attentats contre Charlie Hebdo le 7 janvier, à Paris, et en région parisienne les 8 et 9 janvier, Gilles Kepel, professeur à Sciences Po et auteur notamment de Passion française. Les voix des cités (Gallimard, 2014), analyse le sens des manifestations de solidarité organisées en France contre le terrorisme et pour la liberté d’expression, et décrypte la représentation du monde des djihadistes.
Que vous inspire la marche républicaine organisée ce week-end à Paris et en France ?
La marche est un sursaut vital de la société française, et de tous les peuples qui l’ont soutenue en envoyant défiler leurs dirigeants, contre un nouveau type de terrorisme djihadiste, celui de Daech [organisation Etat islamique; EI], qui s’est infiltré par les réseaux sociaux au cœur de l’Europe pour la détruire en déclenchant la guerre civile entre ses citoyens et résidents musulmans et non musulmans.
Dessinateurs « blasphématoires », musulmans « apostats », policiers, juifs, sont les cibles de prédilection. La marche a senti ce défi mortel et a explicité un premier réflexe, massif, de résistance. Mais Daech a identifié précisément des clivages culturels, religieux et politiques, et s’est donné pour objectif d’en faire des lignes de faille. Et il ne faudrait pas sous-estimer le danger : une bataille a été gagnée hier, mais il reste beaucoup à faire.
Comment reconstruit-on en France un pacte social après le 7 janvier ?
Si une large majorité de nos concitoyens de confession musulmane sont convaincus de la nécessité du pacte républicain, d’intégration de l’islam à la culture française, de même que juifs, chrétiens ou libres-penseurs ont construit ce processus historiquement, il existe aujourd’hui un pôle d’attraction djihadiste hostile à ce pacte. Toute la difficulté est de relativiser les choses, sans amalgame, mais sans se dissimuler la réalité. Et dans ce cadre-là, l’enjeu de dire les normes sur ce que sont nos valeurs communes et ce qui est inacceptable est essentiel. C’était le grand défi des manifestations du week-end : car si la société civile ne dit ni ne fait rien, ce consensus peut s’effriter.
La logique du clivage civilisationnel structure la vision du monde de Daech. Français et Européens, mais aussi les musulmans, doivent en avoir conscience, car ils sont les premiers concernés. Et le véritable débat est de savoir comment renforcer un pacte social qui identifie ce clivage comme un danger mortel et parvient à le contrer. C’est la seule manière de surmonter une situation où il faut le reconnaître, c’est l’Etat islamique et sa culture qui mènent le jeu – comme Al-Qaida le menait au soir du 11-Septembre, avant d’être vaincue quelques années plus tard.
La tuerie de Charlie Hebdo, et de l’hypermarché casher de Vincennes, représente un remake culturel du 11 Septembre, selon les modes opérationnels qui sont désormais ceux de EI. Après le 11 Septembre, il y a eu aux Etats-Unis une sorte de réarmement moral au sens noble du terme : un nouveau consensus sur les valeurs, mais aussi des dérives. Il importe d’en tirer les leçons.