par Cécile Daumas et photo Laura Stevens
publié le 6 juillet 2023
C’est une seconde nature chez elle, jouer avec eux, en entendre le deuxième sens ou celui très profondément enfoui au fond de l’autre. Du titre de son dernier livre, Il n’y a pas de Ajar (Grasset 2022), à la célébration du shabbat dans la synagogue où elle officie à Paris, Delphine Horvilleur glisse des jeux de mots partout.«J’aimerais vous dire que je fais exprès, mais je ne sais plus faire autrement», dit-elle en riant d’elle-même. Pour la rabbine la plus écoutée de France, le malentendu est le «sel de la vie», puissant révélateur de ce qui se grippe, déraille, ne va pas de soi. La meilleure façon de comprendre l’autre, estime celle qui accompagne les personnes dans les moments de crise existentielle (deuil, fin de vie, maladie…), s’appuie justement sur ce rapport altéré au langage. Son livre, écrit en l’honneur de Romain Gary et de son double littéraire Emile Ajar, auteur qu’elle vénère, est aussi une pièce de théâtre, monologue contre l’identité restrictive joué depuis la sortie du livre à l’automne dernier. En juin, une représentation était donnée aux Rencontres philosophiques de Monaco où Delphine Horvilleur est intervenue. En septembre, la pièce reprend au Théâtre de l’Atelier à Paris (les réservationsviennent d’ouvrir).
C’est une «pathologie» de faire tout le temps des jeux de mots ?
J’ai l’impression, docteur, que cela s’aggrave avec les années ! C’est un peu une déformation professionnelle liée à mon rapport au texte et à l’exégèse. Le jeu de mots est très présent dans la tradition juive. Je vois des doubles sens partout et parfois je vois même le deuxième sens avant le premier. Cela a sans doute un impact sur ma façon d’écouter et de lire. Mes amis se moquent de moi : «Raymond Devos, sors de ce corps !». Je me souviens de tas de moments où le jeu de mots m’a rattrapée. Un jour par exemple, je devais me rendre à une conférence de psychanalystes à l’hôpital Sainte-Anne. J’étais en retard. Au téléphone, l’organisateur me dit : «Tu seras là quand ?» J’entends : «Tu seras Lacan ?» et lui réponds très sincèrement : «Je vais rester moi-même.» J’en ris mais il y a, selon moi, quelque chose de très profond dans ces malentendus. Comme si les mots cachaient des secrets, avaient d’autres choses à nous raconter. Mon rapport à mon langage est comme altéré. Ce mot «altéré» est d’ailleurs l’un de mes préférés en français. Il signifie qu’on se patine tout au long de la vie, qu’on change à la rencontre des autres.