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mardi 11 juillet 2023

Interview Inégalités scolaires dès la maternelle : «Les pratiques quotidiennes des classes favorisées se rapprochent davantage du schéma de l’école»

par Yoanna Herrera   publié le 8 juillet 2023

Aisance à l’oral, association du travail et du plaisir, affirmation de soi… Coauteur d’une nouvelle étude qui montre que les disparités à l’école en fonction de la classe sociale commencent dès la maternelle, Sébastien Goudeau décrypte les résultats de ses travaux.

Une étude française, publiée dans la revue scientifique Journal of Experimental Psychology, apporte un nouvel éclairage sur l’effet des disparités socio-économiques sur la réussite scolaire dans les écoles maternelles. Les chercheurs, qui ont enregistré les cours de plusieurs classes de grande section en Poitou-Charentes, relèvent que «l’éducation de la petite enfance offre des opportunités inégales d’engagement aux enfants issus des milieux socio-économiques plus ou moins favorisés». Sébastien Goudeau, chercheur en psychologie sociale à l’université de Poitiers et coauteur de l’étude, décrypte pour Libération les résultats de ses travaux.

Quelles sont les inégalités que vous avez identifiées dans les classes de grande section ?

Nous avons constaté que la probabilité de prendre la parole spontanément, de couper la parole, ou même d’être interrogé, varie selon l’origine sociale des enfants. Les enfants issus des classes favorisées prennent la parole plus fréquemment et plus longtemps.

Est-ce que la maîtrise de la langue est un facteur déterminant dans ce décalage de prise de parole ?

Le niveau de langue est un facteur important mais il n’est pas le seul. Bien parler influence évidemment les comportements dans le groupe. Mais à niveau de langage similaire, il y a des différences dans la répartition de la prise de parole en fonction de la classe sociale. Il y a une littérature en psychologie qui suggère que les enfants des classes populaires sont moins stimulés au niveau langagier, ce qui expliquerait une moindre réussite. Nous, on s’inscrit en opposition à cette idée. Les inégalités qu’on met en évidence ne peuvent pas être expliquées uniquement par un décalage de niveau langagier.

A quoi d’autre sont dues ces inégalités dans la maîtrise du langage ?

Prendre la parole en public est une vraie compétence. On sait que dans certaines familles, on va socialiser très tôt les enfants et on va les inciter à prendre la parole. C’est un mécanisme inconscient qui se met en œuvre quand, par exemple, on leur demande leur point de vue sur un film, une sortie, on les invite à exprimer les envies, leurs émotions, leurs idées. En faisant cela, on va saluer le développement de leur individualité. L’affirmation de soi se travaille tous les jours : en choisissant leurs vêtements, les activités extrascolaires, leur goûter. Tout cela correspond à un univers sociologique, culturel et économique qui leur permet de faire ainsi. C’est-à-dire que si on demande à son enfant s’il a envie de visiter un lieu, regarder un film ou faire une activité extrascolaire, derrière on a les moyens d’assurer son envie.

Alors que dans les milieux qui sont plus précaires, plus incertains en termes de ressources économiques, on ne va pas socialiser les enfants de la même manière. On ne va pas les pousser à développer une individualité, une originalité mais on va leur apprendre à être conscient de leur contexte. L’enfant va être incité à prendre en compte les autres et va intégrer que dans la vie, «on ne fait pas ce qu’on veut». Ainsi, le fait de se mettre en avant peut être mal perçu. Je trouve que l’expression «arrête de faire ton intéressant» englobe bien cette idée.

Quel est le lien entre les fonctionnements du foyer et la «réussite» ?

Ces modes de socialisation vont se cristalliser dans la salle de classe. Dans les vidéos enregistrées on observe que les enfants qui ont voyagé, pris le TGV, visité un musée, ont tout un tas de choses à raconter. Ces participations sont valorisantes et valorisées par leurs pairs. Cela nous amène à notre deuxième résultat : les enfants vont identifier ces prises de parole comme la conséquence de qualités internes, comme l’intelligence.

L’actualité récente remet la «responsabilité parentale» sur le devant de la scène. Qu’en pensez-vous ?

Il y a en effet une grille de lecture qui fait reposer toute la responsabilité [de la réussite ou non réussite des enfants] sur les familles. Le discours qu’on entend depuis quelques jours sous-entend que certains parents n’éduqueraient pas bien leurs enfants, qu’ils seraient moins mobilisés que «les autres». Avec notamment cette étude, on essaye de montrer que les salles de classe reflètent une palette très variée de réalités sociales. Les pratiques quotidiennes des classes favorisées se rapprochent davantage du schéma de l’école : reconnaître un artiste, une chanson, découvrir les animaux. J’aime parler de «pédagogisation» de la vie quotidienne, c’est-à-dire qu’on est capable d’associer travail et plaisir. Et par conséquent on transmet aux enfants les moyens pour apprendre en jouant, en faisant des sorties, en chantant… Cela s’explique par le fait que, très souvent, les parents ont des professions où on peut prendre du plaisir quand on travaille. Pour eux, le travail est une valeur positive car il est perçu comme émancipateur, voire une source d’épanouissement.

Pourquoi les parents des classes populaires ne parviennent pas à «pédagogiser» le quotidien des enfants ?

Quand on a un travail qui est extrêmement difficile, rébarbatif, qui nuit à notre santé, souvent mal payé, il est difficile de transmettre à ses enfants l’idée selon laquelle on peut s’amuser en travaillant. Tout simplement car cette notion ne correspond pas à la réalité de la vie quotidienne. Cela sort un peu du cadre de cette publication mais je pense que c’est hyper important de le rappeler dans ces moments où on remet beaucoup la faute sur les parents pour ce qui se passe dans la rue. Les parents des classes populaires ne sont pas moins volontaires ou mobilisés pour leurs enfants. Des données ont déjà montré que souvent, les parents des familles défavorisées passent plus de temps à faire les devoirs avec leurs enfants.

L’école est-elle responsable ou complice de ces inégalités ?

Non. On ne peut pas mettre la responsabilité sur les enseignants. Ce phénomène n’est ni conscient, ni organisé. Les enseignants sont très engagés, ont les meilleures intentions et travaillent énormément pour leurs élèves. Tout ce que je viens d’exposer est la mécanique de la reproduction sociale. La construction des inégalités se produit sans que les adultes souhaitent que ça arrive. Ce sont des phénomènes sociaux qui nous échappent et qui se cristallisent dans la salle de classe. On est dans une société, et donc une école, qui sont construites sur cette idée de mérite individuel. C’est ce que François Dubé appelle une fiction utile, nécessaire, qui donne une perception méritocratique pour expliquer les différences de réussite. Et les enfants dès 5 ans, en fait, mobilisent ce concept pour donner du sens à ce qu’ils voient et vivent au quotidien.

Est-ce que l’école peut faire quelque chose pour enrayer ces inégalités ?

Quand on me pose cette question, je fais souvent la comparaison avec le changement climatique. Les gestes individuels sont bénéfiques et il faut continuer à en faire, mais ils ne sont pas suffisants pour s’attaquer au problème de fond. On peut faire des efforts pour créer un contexte plus propice à la répartition de la parole. Mais si les efforts se concentrent uniquement sur quelques individus, sur quelques enseignants et quelques classes, ça ne va pas changer la face des inégalités au niveau sociétal. Si on n’a pas un changement structurel, il est presque illusoire de demander à l’école de prendre en charge la réduction de ces inégalités.


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