Par Stéphane Foucart Publié le 11 juillet 2023
Une étude confidentielle de la Commission européenne, dont « Le Monde » a pris connaissance, a évalué le bénéfice sanitaire d’une telle mesure, dont le coût pour les industriels serait environ dix fois inférieur, entre 0,9 milliard et 2,7 milliards par an.
AUREL
L’estimation est d’autant plus frappante qu’elle ne provient pas de la société civile, mais des services de la Commission européenne elle-même : le retrait du marché des substances chimiques les plus problématiques représenterait un bénéfice sanitaire considérable, estimé entre 11 milliards et 31 milliards d’euros par an dans les pays de l’Union européenne (UE). Quant aux industriels, le coût annuel estimé d’une telle mesure, moyenné sur les trois prochaines décennies, serait environ dix fois inférieur – compris entre 0,9 milliard et 2,7 milliards d’euros par an.
Ces éléments de l’étude d’impact conduite par l’exécutif européen, en vue d’une refonte de la réglementation communautaire des produits chimiques, étaient jusqu’à présent confidentiels. L’European Environmental Bureau (EEB) – un réseau d’organisations de défense de l’environnement basé à Bruxelles – en a obtenu des fuites, qu’il a partagées avec plusieurs titres de la presse européenne, dont Le Monde. Contactée, la Commission européenne fait savoir qu’elle ne commente pas les fuites mais que sa « détermination à œuvrer en faveur d’un environnement exempt de substances toxiques reste inchangée ».
Non formellement publiée, l’étude d’impact avait été obtenue au printemps par une autre ONG, Corporate Europe Observatory (CEO), par le biais d’une demande d’accès formulée au titre de la loi européenne sur la transparence des documents administratifs. Mais avant d’être transmise à CEO, elle avait été expurgée des passages chiffrant les coûts et les bénéfices attendus d’une réglementation plus stricte des substances chimiques. « Des bénéfices directs, pour la santé des consommateurs et des travailleurs, comme une meilleure fertilité, une baisse d’incidence de l’obésité, de l’asthme, de maladies neurologiques et du cancer sont attendus de la réduction de l’exposition aux produits chimiques les plus dangereux », lit-on dans les passages de l’étude d’impact qui n’avaient jusqu’à présent pas été rendus publics.
« Des pressions de l’industrie chimique allemande »
Dans un communiqué publié mardi 11 juillet, l’EEB regrette que les ambitions premières de la Commission, énoncées en octobre 2020, ont été revues à la baisse comme le suggère l’étude d’impact. En effet, tous les produits de consommation ne seraient pas concernés par la suppression des substances problématiques, seule une fraction des secteurs industriels serait touchée au terme de la refonte réglementaire. Si, toutefois, celle-ci voit effectivement le jour. « La révision était promise pour la fin de 2022, mais les commissaires européens ont décidé de la reporter après des pressions de l’industrie chimique allemande », précise l’EEB.
« Le recul réglementaire de l’UE pourrait être le clou dans le cercueil du Green Deal, alimentant le cynisme et sapant la confiance dans le projet européen, à moins que la Commission ne tienne sa promesse de débarrasser les produits de consommation de leur toxicité, déclare Tatiana Santos, chargée de la régulation des produits chimiques à l’EEB. À l’approche des élections européennes, il est grand temps de se réveiller et de faire passer les gens avant les intérêts à court terme de quelques lobbies. »
L’impact sanitaire des produits chimiques de l’environnement domestique et de la chaîne alimentaire sur la population générale est l’objet d’incessantes controverses médiatiques. Sa réalité et son ampleur ne font pourtant plus de doute pour les scientifiques travaillant sur la question, ainsi que le rappellent les travaux de la Commission. L’exécutif européen s’est en partie fondé sur le plus important programme de biosurveillance conduit à ce jour en Europe, baptisé European Human Biomonitoring Initiative (HBM4EU). Lancé en 2017 pour un budget de 75 millions d’euros, il a réuni plus d’une centaine d’agences sanitaires, d’universités et de laboratoires publics et privés, qui ont mesuré avec les mêmes méthodologies 18 substances ou familles de substances dangereuses dans les urines ou le sang de quelque 13 000 personnes, de tous âges, recrutées dans les pays de l’Union.
Des phtalates dans les urines
Ces substances aux noms compliqués (bisphénols, phtalates, per- et polyfluoroalkylés, ou PFAS, pyréthrinoïdes, retardateurs de flamme, etc.) sont utilisées dans la confection de nombreux produits d’usage courant : les plastiques, les contenants alimentaires, les ustensiles de cuisine antiadhésifs, les jouets, les pesticides, les vêtements, les meubles ou encore les matériaux de construction. Au niveau de 2020, selon Marike Kolossa-Gehring, chef de département à l’Agence allemande pour l’environnement (UBA) et coordinatrice de HBM4EU, « environ 230 millions de tonnes de produits chimiques dangereux ont été consommées dans l’Union, dont plus de 34 millions de tonnes de substances cancérogènes, mutagènes ou reprotoxiques, un certain nombre d’entre eux se retrouvant dans nos organismes ».
Depuis son lancement, HBM4EU a généré près de 170 articles de recherche publiés dans la littérature scientifique. A ce jour, aucune synthèse des résultats majeurs n’a été rendue publique mais selon le bref résumé qu’en fait, sur son site, l’Institut flamand de recherche technologique, une des organisations partenaires, « partout en Europe, les gens sont exposés à des substances chimiques à des niveaux alarmants ». Par exemple, des plastifiants comme les phtalates ou les bisphénols, parmi lesquels des reprotoxiques, sont retrouvés dans les urines de tous les Européens. Des pesticides dangereux sont mesurés au-delà de « valeurs guides » – indicatrices d’un effet sanitaire possible – chez près de 40 % des enfants. La même proportion d’adolescents européens est exposée à des niveaux de PFAS excédant la « valeur guide » établie par les chercheurs, etc.
« Nous sommes tous au-delà de la limite »
Pour une grande part des substances examinées, les chercheurs n’ont pu estimer une « valeur guide » faute de données suffisamment précises. Quant aux effets des mélanges de substances, ils sont généralement inconnus. C’est d’ailleurs, comme le dit le toxicologue Andreas Kortenkamp, professeur à l’université Brunel de Londres (Royaume-Uni), associé au programme HBM4EU, l’un des points aveugles du système de réglementation des produits chimiques.
« Il n’existe aucune protection réglementaire contre les risques liés aux mélanges de substances, explique-t-il. Même les évaluations des risques pour chaque produit chimique isolé sous-estiment les risques. Tenir compte de l’exposition à des groupes de produits chimiques n’est pas suffisant. » Pour le chercheur, l’un des meilleurs spécialistes des effets conjugués de substances dangereuses, « nous sommes tous au-delà de la limite ».
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