Que fait-on quand on ne fait rien ? C’est une question qui m’occupe.
Il est rare, dans les romans, que les personnages ne fassent rien. Par exemple, quand le Ravel de Jean Echenoz ne fait rien, il s’agite pas mal : «De la cuisine au salon, via la bibliothèque et le piano, un dernier petit tour dans le jardin, Ravel peut avoir fort à faire même s’il n’en fait rien, jusqu’à ce qu’il faille bien finir par aller se coucher.»
Evidemment, il y a les oisifs professionnels, les rentiers, Marcel dans la Recherche : «C’est vendredi matin, et on rentre de promenade, ou bien c’est l’heure du thé au bord de la mer.» Quand Mme Bovary ne fait rien, c’est que la bonne s’occupe du ménage, et qu’elle, Emma, a le front collé au carreau, et rêve à un homme qui vient. La tache de buée s’agrandit sous son visage, le temps passe, et sa respiration.
Dans un roman, un peu oublié, Niels Lyhne de Jacobsen, il y en a une autre, de femme au foyer, qui est parfaite, seule et rêveuse. «Elle chantonnait en tenant des deux mains les grosses perles d’ambre de son collier… Elle n’était pas disposée à travailler. Ses mains retombèrent sur ses genoux, et, par une série de petits mouvements, elle se blottit dans le fauteuil ; elle s’y pelotonna, une main sous le menton et sa jupe ramassée autour de ses pieds.» C’est une longue soirée danoise en 1880, pas d’électricité, pas d’Internet, pas de téléphone, pas même un vieux journal. Le fjord sous la Lune.
Mais la championne, à ne rien faire, c’est la princesse de Clèves. Elle ne fait rien, même pas l’amour. Au point de rester posée là, et puis zou, au couvent. Le couvent, sous l’Ancien Régime, doit être un endroit pas mal, pour une princesse qui ne touche à rien. La paresse comme approche du monde. Le chic absolu. La nonchalance, du latin calere - ne pas s’échauffer.
Du côté de ceux qui gagnent leur vie, quand la Nana de Zola ne fait rien, ou quand les mineurs de Germinal ne font rien, eux, c’est qu’ils dorment, ou qu’ils chôment. Ou qu’ils picolent. Encore que boire soit une activité, qui modifie tellement la perception du temps que «ne rien faire» n’a pas du tout le sens que lui donne l’ennui. Et fumer. Quand on fume, on est actif. Le temps passe bien, à partir en fumée. «Tout le malheur des hommes vient d’une seule chose, qui est de ne savoir pas demeurer en repos dans une chambre» (Pascal). Si tout le monde fumait le front au carreau, l’humanité se mourrait du poumon, mais il y aurait, globalement, moins de morts. C’est à peu près ce que dit Moravia dans son roman l’Ennui, qui applique bien le programme, parce qu’il est longuet.
Mais je ne veux pas parler de l’ennui, je veux parler de ne rien faire. Pas non plus exactement de méditer, qui me semble une activité. Certes pas comme le sport ou la lecture, mais une activité quand même. Après une bonne séance de méditation on peut se dire, à l’occidentale, que l’heure passée a été bien employée. Que la vie est rentable.
Regarder la mer, c’est de la triche. Quand on regarde la mer, on ne fait pas rien, on est occupé. Occupé par les vagues, pris par la mer. Mais regarder un feu de cheminée, d’accord. On est assis devant le foyer, et on ne fait rien. Interdire de faire du feu, comme le veulent les écologistes en région parisienne, c’est s’attaquer au foyer au sens le plus privé - la maison, le chez soi. Au coin du feu, on n’a besoin de rien. On songe, dans le vague, une bulle rouge qui palpite. On est calme, un peu ailleurs, et pourtant concentré. Les psys comparent la contemplation du feu avec «l’attention flottante» qu’ils portent au patient. On est silencieux, à regarder les flammes, à écouter le crépitement, on n’intervient pas ; sauf si une bûche tombe, ou si les braises menacent de s’éteindre.
Ecrire, c’est très proche de ne rien faire. Voyez Duras : la dizaine de pages, dans Ecrire, où elle regarde mourir la mouche. Où elle raconte cette histoire-là. «Quelquefois, quand je suis seule ici, à Neauphle, je reconnais des objets comme un radiateur. Je me souviens qu’il y avait une grande planche sur le radiateur et que j’étais souvent assise là, sur cette planche, pour voir passer les autos.» Ecrire, comme ne rien faire, c’est très proche de la mélancolie. Mettons de côté la minute où la phrase arrive - le temps s’oublie, le moi n’est plus là, ça écrit. Mais l’entre-deux phrases est d’un ennui féroce. C’est le vide en expérience radicale. Rien, rien, ne rien faire à en devenir fou. Et puis, une autre phrase, peut-être.
Dans une belle adaptation des textes d’Arno Schmidt, Bargfeld n°37, c’est la fin de sa vie, l’insomnie, la lande, l’alcool, il n’écrit plus qu’une phrase par jour - mais, lui dit son excellente épouse, «c’est une phrase d’Arno Schmidt».
Cette chronique est assurée en alternance par Christine Angot, Thomas Clerc, Marie Darrieussecq et Olivier Adam.
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