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vendredi 13 août 2010




Chronique
La psychanalyse à la portée du plus grand nombre

C'est une petite tache d'encre qui en dit long. Pendant vingt-cinq ans, de 1970 à 1994, elle a orné chacune des 50 couvertures de la Nouvelle Revue de psychanalyse (NRP). Une sorte de test de Rorschach. A l'interprétation libre, donc. Dans son bureau perché en haut des escaliers en colimaçon de la maison Gallimard, Jean-Bertrand Pontalis s'amuse encore aujourd'hui de ce choix illustratif, qui, bien sûr, n'avait rien d'anodin. L'intellectuel, ancien élève de Sartre et collaborateur des Temps modernes, n'avait qu'une idée en tête lorsqu'il décida, en 1970, de se lancer dans l'aventure de la NRP : créer une revue libre où "chacun pouvait y voir ce qu'il voulait".

A la fin des années 1960, la guerre des clans fait rage en France au sein de la psychanalyse. Pour faire simple, c'est freudiens contre lacaniens. "J.-B." a beau être un ancien proche de Lacan, avec qui il a fait son analyse didactique, il ne supporte pas cette "allégeance à la parole d'un Maître", quel qu'il soit. Dans le premier numéro, "Incidences de la psychanalyse", qui paraît au printemps 1970, Pontalis expose son projet : "Ne pas rester entre soi", pourfendre les chapelles, et "s'ouvrir à des travaux d'auteurs étrangers, par leur pays, leur discipline, leur pensée singulière". La revue, qui sortira deux fois par an, ne sera donc ni l'organe officiel d'une institution, ni réservée aux seuls analystes.

Cette liberté se traduit d'abord par la présence, au sein du comité éditorial, de cinq analystes d'obédience différente - Didier Anzieu, André Green, Masud R. Khan, Guy Rosolato et Victor Smirnoff - mais aussi du philosophe et ethnologue Jean Pouillon, et de l'historien des idées et critique littéraire Jean Starobinski. J.-B. refuse aussi que ses auteurs jargonnent. Le vocabulaire technique est proscrit. "Une seule exigence, écrit-il : rendre sensible, sans l'effacer, l'animation de l'inconscient, rendre son travail intelligible, sans prétendre le maîtriser." Pas question de "sortir la grosse artillerie psychanalytique".

Ces principes se retrouvent dans le choix des titres des 50 volumes collectifs publiés, et tous centrés sur un thème. Le numéro 5 est ainsi intitulé "L'espace du rêve" pour éviter le terme "interprétation". De même celui (n° 13) consacré à la question du narcissisme se dénomme "Narcisses" : "Le narcissisme avait été théorisé en long et en large, explique l'analyste Michel Gribinski, qui fut pendant treize ans membre de l'équipe de rédaction de la revue. L'intitulé "Narcisses" permettait d'explorer les différents destins de ce concept cher à la pensée grecque, à la mythologie et à la philosophie."

J.-B. Pontalis semble particulièrement fier du titre du 33e numéro : "L'amour de la haine" qui rompait avec le traditionnel "amour et haine", grand classique de la littérature analytique. Un choix éditorial inspiré de la nouvelle de Joseph Conrad, Le Duel, qui raconte comment la vie de deux officiers napoléoniens s'organise autour de la haine qu'ils ont l'un pour l'autre.

Mis à part ceux à qui la psychanalyse fait trop peur, peu d'auteurs sollicités pour collaborer à la NRP refusent d'y apposer leur signature. Les historiens Georges Duby et Pierre Nora participent à "Mémoires", le numéro 15. Un bel exercice puisque le premier écrit sur "Mémoires sans historien" et le second est interrogé sur "Mémoire de l'historien, mémoire de l'histoire". Fasciné par les mots, J.-B. Pontalis demandera à son ami Georges Perec de collaborer au numéro 16 "Ecrire la psychanalyse", avec un article intitulé "Vues d'Italie".

La liste des invités - Claude Lanzmann, Roger Grenier, Jean Baudrillard... - est trop longue pour en faire une recension complète. Mais ce que l'on pouvait penser n'être au départ qu'un projet marginal au monde de la psychanalyse s'impose rapidement comme une référence. Au point d'y faire écrire des membres de la Société psychanalytique de Paris, la gardienne du temple freudien. "Les réunions du comité étaient un lieu passionnant de remue-méninges, se souvient Michel Gribinski. On brassait les idées, c'était drôle, c'était vif. Chacun y était tout entier soi-même et les désaccords quand il y en avait étaient vite oubliés." Même si la revue déroute parfois, les ventes atteignent au total 250 000 exemplaires, soit une diffusion moyenne de 5 000 numéros par titre. Le plus beau score revient au thème (n° 19) consacré à "L'enfant" (près de 8 000 ventes). Claude Gallimard, qui dirige alors la prestigieuse maison d'édition, est largement satisfait.

Pourtant, alors que la renommée de la revue et les ventes ne font qu'augmenter, J.-B. Pontalis décide de mettre fin à l'aventure. Le cinquantième numéro sera le dernier : il s'appelle "L'inachèvement". Pourquoi ce sabordage ? L'agrégé de philosophie s'en explique dans l'éditorial : "Je m'étais dit, dès le départ, que le jour où la force de l'habitude l'emporterait sur l'amour des commencements, il serait bon de marquer au moins un temps d'arrêt (...). Quelque chose n'est plus au rendez-vous. Quelque chose qui pourrait s'appeler le désir de fonder, à chaque fois, comme au premier jour."

Aujourd'hui, il reconnaît volontiers que cette décision regrettée par ses collaborateurs avait été dictée par "un peu d'égoïsme". "Au bout d'un certain temps, j'ai eu envie de passer à autre chose." J.-B. souhaitait notamment se consacrer davantage à la nouvelle collection "L'un et l'autre", qu'il dirigeait, depuis 1989, chez Gallimard. Mais dans nombre de bibliothèques, il reste comme un vide. Beaucoup de lecteurs n'ont pas compris cet arrêt brutal. Afin de les consoler, J.-B. terminait son éditorial par cet aphorisme : "Quand le train entre en gare, le voyage n'en est pas pour autant fini !"

Nouvelle Revue de psychanalyse. 1970-1994. Dirigée par Jean-Bertrand Pontalis.

Marie-Béatrice Baudet (La saga des revues)

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