omme scientifique, comme universitaire et comme rationaliste, je me suis constitué un parti pris épistémologique et méthodologique qui permet de définir de manière opératoire ce qu’est la raison, ce qui définit la science mais aussi ses limites, ce que je suis supposé enseigner et ce que je dois taire de mes opinions dans mes enseignements. Je pensais ces conceptions pragmatiques largement partagées, et même fondatrices de l’idéal-type de l’universitaire. Pourtant, les prises de position publiques d’un milieu que je qualifierai ici de pseudo-rationaliste, mêlant des « sceptiques », des zététiciens [1], des vulgarisateurs, des militants « libertariens » [2], des cadres, des ingénieurs et de jeunes chercheurs, m’apparaissent orthogonales pratiquement en tout point à mes conceptions, que je professe depuis plus de vingt ans dans des modules de formation à la méthode scientifique par l’expérimentation. Dans cet éditorial, je me propose d’effectuer un exercice réflexif à partir de ce constat, en résumant d’abord ce qui, jusqu’à présent, me semblait être des évidences partagées, mais qui sont manifestement contestées par les pseudo-rationalistes, puis en montrant comment ce milieu est devenu usurpateur de l’expression scientifique et propagateur de falsifications politiquement intéressées. Cet éditorial adopte le point de vue du praticien, avec une visée d’objectivation, d’une part, et d’alerte, d’autre part, en direction des universitaires, des amateurs de science comme des rationalistes, sur les tentatives de dérégulation des normes de véridiction savante.
Les règles de la raison
La raison s’entend comme l’ensemble de facultés cognitives qui permettent le raisonnement – facultés dont les aspects sociaux et biologiques sont encore largement incompris, malgré l’essor de l’imagerie fonctionnelle – et la raison comme le trait dominant de l’imaginaire occidental. La raison éclôt à Athènes entre le 7e et le 4e siècle avant J.-C. et s’exprime avec l’apparition conjointe de la philosophie, de la science et de la démocratie [3]. Pour la première fois de l’histoire qui nous est accessible, la communauté des citoyens, le demos, imagine de se doter de manière raisonnée de ses propres règles collectives. Une seconde discontinuité historique intervient aux révolutions Américaine et Française, avec l’émergence de la démocratie libérale, marquée par l’héritage des Lumières. La raison apparaît ainsi comme une rupture avec les sociétés hétéronomes dont les significations sont dictées et closes par la religion et la tradition, et se fonde donc sur la séparation entre savoir et croyance. Pour autant, la raison n’est pas univoque et est soumise à une tension interne entre deux exigences superficiellement contradictoires. D’une part, elle suppose l’interrogation illimitée sur le monde, la critique permanente des institutions sociales, la recherche de la vérité comme horizon commun et la transmission par l’enseignement des savoirs et des grammaires de pensée disciplinaires : c’est le fondement de la science. D’autre part, la raison repose sur l’ambition démocratique d’une « direction consciente par les hommes eux-mêmes de leur vie » [4], ce qui suppose une pluralité de rationalités en débat : c’est le fondement démocratique de la politique. Si l’avenir de chaque société est conditionné par son économie, ses institutions sociales et par les techniques dont elle dispose, il n’en existe, et c’est heureux, aucune détermination qui serait strictement déductible, scientifiquement, du passé. L’histoire même de la raison nous en donne des preuves, par les ruptures non prédictibles qui l’ont façonnée. Je peux témoigner, comme chercheur en physique statistique, de la difficulté à prédire les propriétés émergentes d’un système passif aussi simple qu’une assemblée de grains dont on connaît parfaitement les interactions : aussi la prétention à prédire l’évolution supposément déterminée de sociétés à partir des comportements individuels, en niant au passage la part de l’environnement, de l’imaginaire social ou de l’histoire m’apparaît-elle proprement insensée.