Nous publions ci-dessous la dernière critique que nous avons reçue de Dominique Kalifa, disparu samedi.
L’enfance en guerre a suscité depuis une trentaine d’années de très nombreux ouvrages. Jeux, jouets et propagande, investissement affectif ou militaire, souffrances et traumatismes ont été minutieusement analysés. Mais une question avait jusqu’ici échappé à l’attention des historiens : que faire des enfants victimes, de tous ceux qui se retrouvent brutalement privés de toit, de parents, de famille ? Dès 1919 avait été créée à Genève l’Union internationale de secours aux enfants, et des refuges avaient été fondés après 1933 pour accueillir des jeunes allemands, juifs ou communistes, puis à compter de 1938 des enfants fuyant l’Espagne franquiste.
Chalets
Mais la Seconde Guerre mondiale change l’échelle du phénomène. Des millions d’enfants orphelins ou abandonnés (8 millions en Allemagne, 6 en Russie, 3 en Italie) se retrouvent errant dans les rues ou déplacés, victimes d’un conflit qui a anéanti leur univers. Philanthropiques, humanitaires ou pédagogiques, les expériences se multiplient alors pour leur venir en aide, et c’est cette histoire oubliée que retracent les auteurs de ce livre.
Ils ont choisi pour cela une forme originale. Chacun des douze chapitres (richement illustrés de photographies et de documents d’archives) est centré sur un épisode singulier. Ici, un couple d’instituteurs ouvre à La Treille, près de Marseille, un foyer qui accueille dès 1939 de jeunes Espagnols, puis les enfants de l’exode ou ceux des familles juives qui échappaient aux rafles. Là, un prêtre irlandais convainc le Vatican de soutenir le village d’enfants qu’il fonde en 1945 à Civitavecchia. Plus loin, un psychiatre français installe près de Compiègne un «hameau-école» pour enfants déficients tandis qu’un couple de pédagogues crée à Genève un centre de formation pour éducateurs. Loin de fragmenter le propos, ce dispositif compose un tableau précis et suggestif. Car toutes ces initiatives se ressemblent et finissent par constituer un réseau. S’ils viennent d’horizons différents - prêtres catholiques, quakers, médecins, psychiatres, instituteurs -, les fondateurs sont tous soucieux d’imaginer des formes neuves où l’humanitaire a partie liée avec le pédagogique. Influencés par John Dewey, Célestin Freinet ou Maria Montessori, ils croient aux vertus de «l’éducation nouvelle». Foyers, villages ou «républiques», les structures qu’ils créent entendent donner le plus d’autonomie possible aux enfants : leurs assemblées élisent leur maire, édictent leurs lois, battent monnaie, instituent leur police, leurs tribunaux, leurs pénalités. L’idéal est celui du self-governement, gage de la reconstruction démocratique, de la collaboration pacifique des nations et des peuples.
L’Unesco, fondée en 1945, s’intéressa d’emblée à cette cause et décida d’y consacrer une conférence internationale. On choisit Trogen, près du lac de Constance, où Walter Corti, un psychologue suisse gagné à l’idée européenne, avait fondé Pestalozzi, un «village-monde» dont les chalets modèles accueillaient des enfants de toutes nationalités. La rencontre, organisée en juillet 1948, réunit des experts, des observateurs, des psychologues, ainsi que 26 directeurs de village. On y affirma la dette que les sociétés devaient aux enfants de la guerre et l’urgence des secours. On s’accorda aussi sur le principe d’autonomie des «républiques d’enfants» et institua une Coordination internationale pour fédérer les initiatives. Celle-ci se réunit l’année suivante à Marcinelle en Belgique, celle d’après au Luxembourg. Mais le cœur n’y était plus, et l’idéal de Trogen paraissait de plus en plus illusoire.
Placement
La guerre froide suscitait le retrait des pays de l’Est et ravivait les tensions nationales. Le gouvernement polonais rapatria les enfants envoyés en Suisse et les communistes grecs dirigèrent les leurs dans des «pays frères». Dans les villages où l’argent était de plus en plus rare, le ton monta entre les défenseurs de l’école nouvelle et ceux qui vantaient l’apprentissage ou le placement en famille. Quant aux enfants de la guerre, ils étaient devenus de jeunes adultes. Fallait-il repenser le projet, l’orienter vers la réinsertion des enfants «irréguliers», vagabonds ou jeunes délinquants ? Les responsables se déchirèrent sur ce point, et la plupart des villages furent démantelés dans les années 1950. Seul Pestalozzi continua, jusque vers le début de ce siècle, d’accueillir des enfants venus de Corée, d’Inde ou du Tibet. Il n’y reste aujourd’hui que quelques chalets vides et un musée où reposent les archives de l’expérience. La guerre continue pourtant d’affecter les enfants, mais l’universalisme de la cause semble avoir fait long feu.
Samuel Boussion, Mathias Gardet, Martine Ruchat L’Internationale des républiques d’enfants, 1939-1955 Anamosa, 480 pp.,