Eva Illouz s’est fait connaître pour avoir expliqué «
pourquoi l’amour fait mal » et, plus récemment, comment la dictature du bonheur s’est infiltrée en douce dans nos vies. Alors faut-il en vouloir à notre Chief Happiness Officer ? A-t-on encore le droit de crier dans l’open space sans passer pour un fou ? Et à quel futur de l’égalité peut-on s’attendre après #MeToo ? De passage à Paris, la sociologue franco-israélienne a accepté de répondre à nos questions existentielles sans en vouloir à notre « happycondrie ».
« Il est où le bonheur ? Il est où ? » Sommes-nous en train de vous confier que cette chanson de Christophe Maé résonnait avec insolence dans nos têtes alors que nous nous apprêtions à rencontrer Eva Illouz ? Absolument. Précisons que le bonheur est le thème d’
Happycratie,
essai édifiant paru à l’été 2018 (Premier Parallèle). Halte à la dictature du bonheur, alertent la sociologue franco-israélienne et le docteur en psychologie Edgar Cabanas, car celle-ci se révèle piégeuse. Vous voulez être heureux ? Les livres de développement personnel, qui caracolent en tête des ventes, vous attendent. Et puisqu’il suffit de « voir les choses positivement », pourquoi plaider pour de meilleures conditions de travail, de meilleures écoles, un meilleur futur ?
Tel est le fil rouge de la pensée d’Eva Illouz, qu’elle écrive au sujet de l’animatrice vedette Oprah Winfrey ou sur la trilogie érotique Fifty Shades : la psychologie ne peut pas tout expliquer. Même ce qui nous semble relever de l’intime reflète des normes. Même la souffrance amoureuse peut être lue sociologiquement (
Pourquoi l’amour fait mal, Seuil, 2012) : vous ne cessez d’enchaîner les ruptures, d’accord, mais la modernité des rapports amoureux (transformés notamment par le consumérisme) a aussi sa part de responsabilité. Enfin, nos émotions ne résisteraient pas à la mainmise du capitalisme : c’est la thèse d’un ouvrage collectif (
Les Marchandises émotionnelles, Premier Parallèle, 2019) dirigé par Eva Illouz, qui analyse comment les industries du tourisme, du sexe ou du cinéma visent à nous transformer intimement.
Née en 1961 à Fez dans une famille juive marocaine, elle arrive à Sarcelles à l’âge de 10 ans, part quelques années plus tard étudier aux États-Unis, se tourne vers la sociologie – la lecture de Belle du Seigneur d’Albert Cohen aurait inspiré ce choix – et vit aujourd’hui entre Paris, où elle est chercheuse à l’EHESS, et Israël, où elle est professeure de sociologie à l’université hébraïque de Jérusalem. Elle parle couramment français, hébreu, anglais et allemand. L’interview se fait heureusement pour nous dans la première des quatre langues. Celle qui dissèque les sentiments en laisse peu transparaître. La sociologie est son sport de combat. Un sport dont, c’est l’avantage, le terrain dépasse souvent les frontières du présent pour ouvrir des pistes convaincantes sur le futur.
Usbek & Rica : Votre thèse, développée dans Happycratie comme dans Les Marchandises émotionnelles, est que le capitalisme a transformé notre rapport aux émotions et au bonheur. Nous l’avons laissé faire ?
Eva Illouz : La science du marketing a joué un rôle important dans ce processus, et la sociologie n’a pas suffisamment évalué son influence à mon sens. Au début du XXe siècle, on sort d’une économie d’épargne pour passer à une économie de la dépense. Pour cela, la science du marketing commence à s’établir comme la science qui va faire le lien entre le sujet et la sphère économique. Mais attention, il s’agit autant de comprendre la nature de cette subjectivité que de l’inventer. La science du marketing met en place un apparatus pour que le consommateur corresponde mieux à cette nouvelle culture où existe une quantité inouïe d’objets, dont la plupart ne sont pas nécessaires à notre existence. Et comme les besoins du corps sont relativement finis, il y a eu un déploiement vers une idée de l’humain comme ayant des besoins émotionnels quasi inassouvibles. C’est encore plus intense après la révolution de 1968 parce qu’on peut enfin utiliser le corps, la sexualité, le moi « authentique » comme socle pour la consommation. L’authenticité devient ainsi une des grandes marchandises qui circulent dans des industries comme la psychologie ou le tourisme. Cette façon de reconceptualiser le moi est extrêmement « productive » sur le plan économique.