Nous sommes le 11 mars, en fin de matinée, quelques heures avant que l’Organisation mondiale de la santé ne qualifie de « pandémie » le Covid-19. Au siège de l’Assistance publique-Hôpitaux de Paris (AP-HP), on se prépare à affronter la vague, mais son ampleur est encore largement sous-estimée. Les nouvelles qui arrivent d’Italie sont pourtant bien sombres : dans le nord du pays, le système de santé est submergé par l’afflux de patients en état de détresse respiratoire, qui nécessitent des soins lourds en réanimation.
Installé dans une salle de réunion, Rémi Salomon, le président de la commission médicale d’établissement de l’AP-HP, écoute avec inquiétude le récit des médecins du San Raffaele Institute, à Milan, où le confinement a été décidé la veille. « Ce qu’ils nous racontaient était terrible », se rappelle-t-il. Le manque de lits, de personnels, mais aussi, bientôt, de médicaments. Ce jour-là, on parle d’azithromycine, un antibiotique courant, mais, très vite, les pénuries vont menacer plusieurs molécules indispensables à la réanimation des malades : les curares, utilisés pour relâcher les muscles avant l’intubation, le propofol, un anesthésique et le midazolam, un hypnotique.
Après l’Italie, la France. Dès le 27 mars, l’AP-HP diffuse un document encourageant les médecins à changer leurs pratiques pour économiser ces molécules. Cinq jours plus tard, l’AP-HP ainsi que huit autres grands centres hospitaliers universitaires (CHU) européens lancent un appel à l’aide aux gouvernements : « Les hôpitaux seront bientôt à court de médicaments essentiels pour traiter les patients atteints du Covid-19 hospitalisés en réanimation (…). Ils risquent de ne plus pouvoir fournir des soins intensifs adéquats d’ici une à deux semaines », avertissent-ils.
Tracer les médicaments à chaque étape de leur fabrication
Problème : les autorités de santé ne savent pas où aller chercher ces médicaments. Chaque année, les industriels déclarent leurs sources d’approvisionnement à l’Agence nationale de sécurité du médicament et des produits de santé, mais, faute de moyens suffisants, ces données ne sont pas exploitées, ce qui rend impossible l’identification des maillons faibles : « Sur le papier, avec dix fabricants différents pour un même médicament, on a une impression de sécurité. Mais si tous achètent leur principe actif au même endroit, il y a un risque », souligne un consultant qui préfère rester anonyme.
Commandé en septembre 2019 par le premier ministre, Edouard Philippe, un rapport sur les causes industrielles des
pénuries de médicaments préconise de doter l’agence d’un système d’information permettant de tracer les médicaments à chaque étape de leur fabrication. Dans ce document encore confidentiel – que
Le Monde a pu consulter –, les auteurs insistent sur la nécessité de
« lancer une étude portant sur les façonniers impliqués dans ces maillons, afin, notamment, d’identifier les sites ou les lignes de production pour lesquels le maintien en France ou en Europe est stratégique et doit être encouragé ».
Ce pourrait être le cas des usines de midazolam, une molécule utilisée aussi bien en réanimation que pour l’accompagnement des malades en fin de vie.
Brevetée, en 1979, par le laboratoire Roche et commercialisée, entre autres, sous la marque Hypnovel, elle est, depuis longtemps, tombée dans le domaine public. Son principe actif, qui se présente sous la forme d’une poudre blanche à diluer pour en faire une solution injectable, est désormais fabriqué à bas coût par une multitude d’industriels, dont les plus importants se trouvent en Inde.
« Les groupes préfèrent délocaliser dans des pays à bas salaire »
C’est aujourd’hui la norme : 80 % des « ingrédients » indispensables à la confection des médicaments consommés en Europe sont achetés ailleurs, principalement en Asie, où les contraintes environnementales sont plus souples et la main-d’œuvre moins chère. « En dépit des possibilités d’automatisation, les groupes préfèrent délocaliser dans des pays à bas salaire, de façon à dégager des marges importantes, grâce auxquelles ils pourront verser des dividendes élevés à leurs actionnaires et, ou, compenser les investissements réalisés pour le marketing et la recherche et développement », précise El Mouhoub Mouhoud, professeur d’économie à l’université Paris-Dauphine.
« Je soupçonne certains laboratoires d’utiliser des principes actifs fabriqués dans des usines qui n’ont pas reçu l’approbation des autorités de santé, mais elles n’ont pas les moyens de vérifier »
Sur les sept fabricants contactés par Le Monde, seuls trois ont accepté de préciser – en partie – leur chaîne d’approvisionnement. « Les entreprises n’aiment pas beaucoup dire qu’elles se fournissent auprès de sous-traitants », constate le chimiste Joseph Fortunak, qui a travaillé plus de vingt ans dans l’industrie pharmaceutique. Professeur à la Howard University à Washington, il a passé vingt-cinq heures à naviguer dans différentes bases de données pour identifier les fabricants du principe actif du midazolam. « Je soupçonne certains laboratoires d’utiliser des principes actifs fabriqués dans des usines qui n’ont pas reçu l’approbation des autorités de santé, mais elles n’ont pas les moyens de vérifier », estime-t-il.
Jusqu’en 2004, M. Fortunak supervisait la production de midazolam pour le compte du laboratoire américain Abbott. « A l’époque, le principe actif était fabriqué aux Etats-Unis. Par la suite, le laboratoire a préféré s’approvisionner en Inde car c’était moins cher. Vendre des principes actifs est bien moins rentable que vendre des produits finis », analyse-t-il, en précisant que, peu après son départ, Abbott s’est désengagé des génériques en créant une société spécifique, Hospira, acquise, en 2015, par son concurrent Pfizer.
Trouver, mettre aux normes et ouvrir une usine en Europe prend entre trois et cinq ans
Avant de céder son Hypnovel, fin 2019, à l’allemand Cheplapharm, le laboratoire Roche sous-traitait la fabrication du principe actif à un italien, le groupe Fabbrica Italiana Sintetici. Le laboratoire français Aguettant Pharma s’approvisionne pour sa part auprès de l’américain Cambrex, dont l’unité de production de midazolam est aussi située en Italie. Cependant, rien ne filtre sur l’organisation de la chaîne, plus en amont : d’où viennent les matières premières chimiques utilisées dans ces usines ? Sous-traitent-elles une partie de leur production ?
Une fois le principe actif acheté, il faut fabriquer le médicament, le conditionner dans des ampoules. « Nous en formulons l’essentiel sur des sites de notre maison mère, en Inde », confie Xavier Mesrobian, directeur général d’Accord Healthcare France, filiale française du laboratoire indien Intas. Une minorité de lots, destinés au marché britannique, sont produits dans une usine rachetée par le groupe en 2016, au Royaume-Uni. « Nous souhaitons nous rapprocher des marchés dans lesquels nous sommes actifs, mais c’est très compliqué », regrette-t-il.
Trouver, mettre aux normes et ouvrir une usine en Europe prend entre trois et cinq ans. Pour les produits injectables comme le midazolam, le site doit être stérile, ce qui induit des coûts supplémentaires. Dans un rapport sur l’indisponibilité des médicaments publié en 2018, l’Académie nationale de pharmacie rappelait que « les capacités de production pour ces médicaments injectables sont limitées car la production se fait en locaux dévolus, avec des mesures de confinement strictes et des procédures de travail lourdes pendant et après la fabrication ». A ces contraintes s’ajoute la question du volume, une ampoule occupant plus de place sur un tapis roulant qu’un comprimé.
« Mieux orienter les aides publiques »
Finalement, conclut Xavier Mesrobian, « investir dans une nouvelle usine qui ne produirait que du midazolam ne serait pas rentable. C’est un médicament qui prend beaucoup de temps de machine, mais ne rapporte quasiment rien – en France, une ampoule est vendue environ 20 centimes d’euros ». Depuis le début de la pandémie, l’ensemble des lignes d’Accord Healthcare autorisées à en produire tourne jour et nuit. Les lots destinés à la France sont envoyés chez un dépositaire, à Amiens, où des tests qualité et le packaging sont réalisés, avant la livraison aux hôpitaux.
Sur le principe, les industriels ne se disent pas hostiles à la relocalisation. « Encore faudra-t-il que les gens acceptent la présence de sites Seveso au fond de leur jardin. Car qui dit production de matière première dit usines de chimie fine », rappelle Philippe Lamoureux, le directeur général des Entreprises du médicament, le lobby de l’industrie pharmaceutique. A l’entendre, tout rapatriement serait illusoire sans un « pacte industriel » prévoyant un allègement de la fiscalité sur les investissements productifs. Et une garantie sur les prix pratiqués en France, qu’il juge trop bas. La question de la provenance des principes actifs se pose cependant dans toute l’Europe, y compris dans les pays où les médicaments sont vendus plus chers que dans l’Hexagone.
Pour pousser les laboratoires à réinvestir, la Commission européenne a annoncé, le 28 mai, qu’elle était prête à encourager le rapatriement de capacités de production. Si le détail des mesures ne sera pas connu avant la fin de l’année, c’est bien à l’échelle européenne que les décisions déterminantes pourraient être prises. « Dans les mécanismes réguliers, les normes européennes n’autorisent pas les Etats à mener des politiques ciblées sur tel ou tel secteur, indique El Mouhoub Mouhoud. Il faudrait changer les règles, de façon à mieux orienter les aides publiques, notamment le crédit d’impôt recherche, en le concentrant sur les chaînons manquants des filières de production. Ainsi que sur les secteurs stratégiques, comme la santé : aujourd’hui, le crédit d’impôt recherche est aussi bien alloué à l’industrie pharmaceutique qu’à la grande distribution ». En définitive, le cadre législatif est le même pour le médicament et les biens de consommation courants. L’enjeu humain, pourtant, est bien différent.