26 mars 2020
Avant le début de la crise du coronavirus, nous avons interviewé Arthur Keller, spécialiste des limites et vulnérabilités des sociétés humaines et des stratégies de résilience collective. Il nous a partagé sa vision éclairée des risques d’effondrement de nos sociétés mais aussi des solutions qu’il est, dès aujourd’hui, possible de mettre en place. Après nous avoir exposé la profonde défaillance du système en place – qui, tel un château de cartes, paraît sensible aux plus infimes disruptions – il a aujourd’hui décidé de nous livrer une analyse complémentaire de la situation, contextualisant son approche et proposant des solutions substantielles. Il démontre ainsi une fois de plus la nécessité de profondes remises en question de nos sociétés et de ce qui les domine. La poursuite inlassable du profit immédiat, la mondialisation, mais aussi et avant tout, l’Homme et le rapport qu’il entretient avec le reste des êtres vivants – humains ou non humains…
Cette crise n’est pas une crise sanitaire. Ça, c’est juste le premier symptôme. Ce n’est rien de moins qu’une crise de notre modèle de civilisation. Pour commencer, rappelons-nous que la cause primaire derrière cette épidémie, c’est le rapport nocif, et même psychopathologique, que l’Homme entretient vis-à-vis de « la nature ». En l’occurrence, spécifiquement les animaux. Ceux-ci sont les premières victimes, des victimes par milliards de l’exploitation tyrannique et désormais industrialisée du vivant, et n’ont pas de voix pour les représenter hormis quelques activistes volontiers raillés voire condamnés par cette société. À la base de l’apparition du virus, il y a ce marché d’animaux vivants de Huanan (à Wuhan) où l’on met en cage, maltraite et met à mort des milliers d’animaux chaque jour, dont des chiens, des chats, et beaucoup d’animaux sauvages (renards, tortues, chauve-souris…) y compris des espèces protégées (pangolins braconnés alors que l’espèce est en danger critique d’extinction, tigres, rhinocéros, etc.). Ce n’est pas nouveau : en 2002 déjà, c’est d’un marché comparable à Guangzhou qu’était sorti le précédent SRAS.
Dans ces lieux abjects, des animaux sauvages sont entassés dans des cages où ils peuvent à peine bouger, les animaux dans les cages du bas reçoivent les déjections des animaux situés au-dessus ; ces pauvres bêtes ont été capturées dans leur milieu naturel puis affamées et maltraitées, et se retrouvent égorgées ou dépecées vivantes, parfois brûlées ou ébouillantées vives sous les yeux de leurs congénères. Comment peut-on en être arrivé à un tel degré de déconnexion pour tolérer ce genre de choses, pour laisser faire en considérant que ce n’est pas une cause justifiant une mobilisation ? Ces marchés mettent en lumière la déliquescence psychologique et morale qui règne dans cette civilisation. Notre surdité au long cri de la nature promet d’être notre défectuosité fatidique. Car c’est bien cet injustifiable désamour de la nature qui explique la plupart des dérèglements du système Terre qui nous mettent aujourd’hui en danger. Cette obstination de l’Homme à vouloir faire sécession du reste du vivant, si elle n’est pas corrigée rapidement, scellera notre sort collectivement. Si l’être humain n’entreprend pas de renouer le lien naturel et affectif avec le vivant non humain, il sciera jusqu’au bout la branche de l’arbre phylogénétique au bout de laquelle il est apparu. Il faut d’ailleurs étendre la problématique à toutes les logiques de domination vis-à-vis de tous les « vulnérables », qu’il s’agisse des femmes, des étrangers, des gens « différents », etc. Il faut affirmer fort notre volonté de mobiliser tous nos savoir-faire pour inspirer, promouvoir et valoriser, tout le temps et en toute chose, les comportements constructifs et de bienveillance et pour refuser les comportements individualistes et « bourrins ».