C’est la dernière fois que tu es seule avec tes vrais jumeaux. Tu te regardes nue dans la glace dans ton studio. Tu as 31 ans et jamais plus tu ne passeras une soirée avec les frérots.
Il y a un an et demi, ta sœur a senti une grosseur alors qu’elle regardait la télé après le dîner. Elle avait 36 ans. Elle a pris rendez-vous. La voilà qui t’appelle pour te dire que c’est un cancer du sein. Une semaine plus tard, elle apprend qu’elle est porteuse d’une mutation génétique qui se transmet dans la famille et qui augmente le risque d’avoir un cancer du sein et de l’ovaire. Elle te tannera pendant des mois pour que tu te fasses dépister toi aussi. Tu finis par t’y résoudre et, quand la mauvaise nouvelle tombe, tu dois prendre une décision : te faire enlever les nichons à titre préventif ou les conserver et advienne que pourra.
Depuis ce coup de téléphone, tu as peur de les toucher. Tu as peur de ce que tes petites beautés pourraient receler de moche. Un jour que tu tentes de surmonter ta peur, tu sens une grosseur et tu te précipites chez ta médecin, qui te palpe les seins et assure ne rien déceler. Tu commences à te demander si tu ne perds pas un peu la boule depuis que tu sais que tu es porteuse de cette mutation génétique.
Tu décides de te les faire enlever.
Voilà comment tu en es arrivée à cet instant. Voilà pourquoi tu prends le bout de tes seins entre ton pouce et ton index et les presses en te disant : « Souviens-toi de ce que cela fait, souviens-toi de ce que cela fait. »
Tu recommences encore et encore. Tu te pinces les tétons plus fort. Puis encore plus fort. Tu les tords dans tous les sens. Tu fixes ton regard dans le miroir. Tu fais cela dans l’espoir que cette sensation se gravera dans ta mémoire aussi nettement qu’une image.
Il y a manifestement pléthore de mots pour désigner les vrais trucs : melons, roploplos, lolos, nénés, frérots, devanture, bossoirs, œufs sur le plat, tétés, miches, obus, bazoulas, tchoutches, agréments, petits coussins de nuit, confidents, pommes d’amour, airbags, ballons, boîtes à lait, petites beautés, roberts, gougouttes, jumeaux, pastèques, roudoudous, ananas, les frères Karamazov, Laurel et Hardy, Athos et Porthos, Thelma et Louise, Starsky et Hutch, Tom et Jerry, flotteurs, boutons de rose, oranges, mandarines, pamplemousses, boules de pétanque, piqûres de moustique, garde-côtes, doudounes, globes, pelotes, arguments, olives, blagues à tabac, noix, berlingots, avant-scène, nichons, pare-chocs, boobs, seins…
Lors d’une mastectomie totale, on retire autant de tissu mammaire que possible. L’incision est pratiquée le long du pli sous le sein, de façon à créer un rabat de peau que le chirurgien peut soulever afin de prélever tout ce qu’il y a en dessous. C’est-à-dire de la clavicule au pli du sein, puis du sternum au muscle postérieur de l’aisselle. L’intervention dure de deux à cinq heures, mais on te dit que la tienne prendra six heures et demie. Quel que soit le temps que cela prend, les terminaisons nerveuses responsables des sensations sont sectionnées et ne jouent plus leur rôle, de même que les canaux galactophores qui rendent l’allaitement possible. Cette perte de sensibilité est aussi un effet secondaire courant dans les augmentations mammaires. Quand les magazines féminins font des articles sur les 10, 15 ou 25 choses à savoir avant de se faire refaire les seins, cette perte de sensibilité figure toujours en haut de la liste.