Intellectuel engagé de longue date sur la scène politique américaine, Noam Chomsky reste aussi, on a tendance à l’oublier, un chercheur de premier plan. Pourtant, le travail universitaire n’a pas été pour lui, loin de là, un havre de paix face aux remous du débat public. La linguistique, son domaine de recherche principal (mais non exclusif, loin de là), constituait déjà un nid à controverses longtemps avant qu’il ne s’y intéresse – au point que dès 1866, la Société de linguistique de Paris avait expressément exclu toute discussion sur l’origine du langage, sujet beaucoup trop dérangeant pour l’ambiance contemplative d’une société savante. Devenu maître de conférences au Massachusetts Institute of Technology (MIT) en 1956, Chomsky n’a pas tardé à jeter un nouveau pavé dans la mare.
À l’époque, il est généralement admis que l’esprit humain à la naissance se présente comme une page blanche sur laquelle s’inscrit toute expérience ultérieure (1). Le langage est ainsi considéré comme un comportement acquis, imposé de l’extérieur aux enfants qui apprennent à parler. Telle est en tout cas la conception d’un psychologue comportementaliste réputé, Burrhus Skinner, auteur en 1957 d’un livre sur le comportement verbal, Verbal Behaviour. Jusqu’à ce que le jeune Chomsky fasse soudain parler de lui, en 1959, en publiant dans la revue Language un article où il démolit impitoyablement le livre de Skinner. Il substitue aux idées behaviouristes une théorie du langage qu’il a déjà ébauchée en 1957 dans son propre ouvrage, Structures syntaxiques.
Pour Chomsky, le langage humain n’est pas une extension des autres formes de communication animale : il est unique en son genre. Car, derrière l’évidente diversité linguistique humaine, montre-t-il, toutes les langues sont en réalité des variations sur un seul thème fondamental. De surcroît, puisque tous les enfants normalement constitués apprennent leur langue maternelle sans qu’il soit nécessaire de la leur enseigner (et même en dépit de l’inattention parentale), l’aptitude au langage est innée et partie intégrante de l’héritage biologique spécifiquement humain.
Plus profondément, les structures syntaxiques fondamentales sont pour Chomsky elles-mêmes innées : les jeunes enfants n’auraient à apprendre que des détails périphériques qui varient selon les langues. Ainsi, selon ses conceptions initiales, les différences entre les idiomes ne sont que des différences d’« externalisation ». Quel que soit le substrat biologique qui détermine l’aptitude au langage (nul besoin de le connaître exactement pour admettre qu’il existe), c’est cet « organe linguistique spécialisé » qui permet aux humains – et à eux seuls parmi toutes les espèces – de maîtriser le langage. Cette disposition humaine fondamentale impose à l’apprentissage linguistique un ensemble de contraintes qui dessine la structure d’une « grammaire universelle » profondément ancrée en nous.
Selon les premières formulations de cette théorie, le langage procède à la fois de « structures superficielles » qu’illustrent les langues parlées dans le monde et de « structures profondes » qui reflètent les concepts sous-jacents formés dans le cerveau. Selon cette approche, les significations profondes et les sonorités superficielles sont liées par une « grammaire transformationnelle » qui règle la transformation de la production mentale intérieure en sonorités discursives extérieures.
Ces cinquante dernières années, la plupart des intuitions initiales de Chomsky ont été totalement validées par les linguistes – seuls quelques passionnés du langage des chimpanzés (dont les arguments sont démolis par le livre chroniqué ici) contesteraient aujourd’hui le fait que la capacité pleine et entière d’acquérir et d’utiliser le langage soit une caractéristique à la fois innée et exclusivement humaine. Mais, dans le détail de leur formulation, beaucoup de ces idées ont profondément divisé les spécialistes, au point qu’une coterie non négligeable de linguistes considère Chomsky et ses disciples avec la suspicion qui, dans d’autres contextes, pèserait sur les membres d’une secte.