L’historienne évoque pour « Le Monde » son enfance, son rapport à la République, à la littérature, au féminisme. Et livre son regard sur les « gilets jaunes ».
Propos recueillis par Jean Birnbaum Publié le 22 mars 2019
C’est une spécialiste de la Révolution passionnée par les choses qui durent, une amoureuse de la République attentive à la diversité, une féministe convaincue qui refuse les assignations identitaires… Figure aussi discrète que rayonnante de la scène intellectuelle française, l’historienne Mona Ozouf, 88 ans, est l’auteure d’une œuvre importante, dont les lignes de fracture reflètent ses propres failles, ses doutes maintenus. Elle a notamment écrit de nombreux essais au sens fort du terme, où se rencontrent une idée et une écriture, l’érudition et l’émotion. Car, chez elle, l’engagement savant est indissociable de fidélités humaines, comme en attestent les témoignages de ses amis, rassemblés par le romancier Patrick Deville et l’historien Antoine de Baecque dans un volume qui vient de paraître sous le titre Mona Ozouf. Portrait d’une historienne (Flammarion, 320 p., 22 €).
Sartre, qui perdit son père très jeune, écrivait ceci : « Eût-il vécu, mon père se fût couché sur moi de tout son long et m’eût écrasé. Par chance, il est mort en bas âge. » L’auteur des « Mots » (Gallimard, 1964) faisait donc de la mort précoce de son père la clé de son destin. Et vous ?
Mona Ozouf : Mon père est mort quand j’avais 4 ans. Mes parents venaient de déménager, il a attrapé un « chaud et froid », comme on disait à l’époque. Il n’y avait pas d’antibiotiques, il a été emporté en deux jours. Et là, dans cette maison inconnue, on me demande de traverser la pièce : « Va embrasser ton père. » Le contact avec sa joue froide a été ma scène primitive. A partir de ce moment j’ai commencé à avoir peur. Mon père n’était plus là, ma mère non plus. Elle avait 29 ans, s’enfonçait dans le chagrin absolu. Je la suivais partout, agrippée à sa jupe, avec le sentiment qu’elle ne me voyait pas.