LE MONDE | | Par Laurent Carpentier
Tout ça aurait pu se terminer autrement si, au petit séminaire, dans la banlieue de Birmingham, en Angleterre, deux prêtres n’étaient pas arrivés dans le cimetière et n’avaient pas surpris le jeune Irlandais et ses copains assis sur une tombe en train de fumer des clopes. Gabriel Byrne avait 15 ans et avait été renvoyé à Dublin, où son père, ouvrier dans une brasserie, et sa mère, infirmière, essayaient d’élever dans la rigueur catholique leurs six enfants. Il en avait fini ce jour-là avec « le conte de fées du christianisme ». Que le cinéma leur en rende grâce ! Sans eux, nous n’aurions pas, film après film, le plaisir de voir son rictus malin et silencieux irradier les écrans.
La suite, ce sont des études d’archéologie, un goût pour le gaélique, des petits boulots, d’ouvrier à enseignant d’espagnol, et des pièces de théâtre où John Boorman, qui à l’époque habite Dublin, le découvre et lui donne son premier rôle dans Excalibur. Les rôles vont ensuite s’enchaîner. En 1983, à 33 ans, l’âge du Christ, l’acteur débarque à New York. « L’Irlande, c’est petit, c’est une île, il fallait que je me barre, pour me tester, me mettre en question. Parce que partir est inscrit dans notre histoire… », raconte-t-il de sa voix sourde, grasse comme la tourbe, dont il n’a jamais cherché à se départir : « Quand on me dit que l’accent est pénalisant pour ma carrière, je réponds : “Allez vous faire foutre”. »
Un mois après son arrivée à New York, les frères Coen – ceux-là mêmes qui président cette année le Festival, dont il monte aujourd’hui les marches pour Louder Than Bombs de Joachim Trier – lui proposent le rôle principal dans Miller’s Crossing (1990). Succès planétaire pour ce malfrat malin, plus cérébral que physique, dont l’intelligence se terre derrière un insondable regard. D’où vient chez Gabriel Byrne cette impression de toujours fixer l’intérieur de lui-même ? « C’est parce que je regarde à l’intérieur. Ne faisons-nous pas tous ça ? Tout y est, là… » Et qu’y voit-il ? « Ah ! ça… » De son enfance pauvre, des attouchements subis entre 8 et 11 ans par les frères chrétiens, qu’il a révélés il y a quelques années au nom de tous les siens, il ne dit guère plus que : « S’il y a une blessure, une colère, elle est là. »
« Je suis un être complexe »
The Quiet Man. « L’homme tranquille ». Il sourit à l’évocation de cette caricature de taiseux irlandais jouée en son temps par John Wayne. « Je suis un être complexe. Je suis naturellement fainéant et je ne suis pas amateur de tapis rouges. Une bonne journée pour moi en est une où je lis un livre. Laisser une trace me paraît profondément narcissique. La seule chose que je regrette parfois, c’est de perdre du temps. Le temps ne se rattrape jamais… »
A 65 ans, le bougre compte 63 longs-métrages tout de même, sans compter la télévision, où se dessinent deux périodes : avant et après la série télévisée « In Treatment »(« En analyse ») qui lui valut en 2008 un Emmy Award. Il y joue avec bonheur un psychanalyste. « Un bon analyste est quelqu’un qui sait écouter, confie celui qui n’a jamais voulu lui-même s’allonger sur le divan. Pour la série, j’aurais pu utiliser des trucs, des accessoires, tels que prendre des notes ou boire un verre d’eau. Quand vous êtes acteur, ça vous donne une contenance. Mais j’ai décidé que tout devait être là, dans vos yeux, dans votre tête, dans vos émotions. »
Auparavant, il y a majoritairement les thrillers et le « bad guy » malin : Usual Suspects (1995), Mad Dogs (1996), Ennemi d’Etat (1998)… Après, il y a les comédies romantiques où on l’appelle pour faire le bon garçon, le bon père, le bon mari ou le bon amant : « C’est bizarre parce que j’ai été élevé dans une culture, à une époque, où les pères n’écoutaient pas les enfants », rit-il. « En trois ans j’ai joué avec Charlotte Rampling [I, Anna], avec Emmanuelle Devos [Le Temps de l’aventure], avec Isabelle Huppert [Louder Than Bombs] et avec Juliette Binoche [Nobody Wants the Light, qui n’est pas encore sorti], il ne me manque plus que Catherine Deneuve, après, c’est fini », dit-il en français dans le texte.
Parole douce et solide
« Peu d’acteurs vous emmènent comme lui dans leur contemplation, on se demande en permanence ce qu’il peut bien penser », fait remarquer Joachim Trier. Dans Louder Than Bombs, Gabriel Byrne est un universitaire qui a élevé pratiquement seul ses deux garçons pendant que sa femme, photographe de guerre, était irrésistiblement attirée sur les champs de bataille. « J’avais tendance à penser plus jeune qu’on naissait orphelin. Hélas, croyez-moi, quand vos parents meurent, vous ressentez un profond sentiment de solitude, clame l’acteur. Dans la société occidentale, on a tendance aujourd’hui à évacuer la mort ; à dire : “Oh ce n’est rien”. Crématorium. Et hop, c’est fini. »
Il laisse un long silence, cite Shakespeare, La Tempête : « Our little life is rounded with a sleep » (« notre petite vie est entourée d’un sommeil »)… Ce regard intérieur, toujours, immensément triste, qui se déforme en un sourire tendre au coin des lèvres.
On ne peut s’empêcher de penser qu’on aimerait l’avoir comme psy, s’asseoir sur son divan, lui dire qu’on s’en fout qu’il n’ait jamais voulu faire pour lui-même de thérapie. Et puis la parole douce et solide à la fois qui reprend : « Si vous regardez les grands films épiques – il y en a beaucoup, trop… –, ils sont tous sur quelqu’un qui essaye de sauver le monde. Je crois qu’inconsciemment, ils parlent de quelque chose que les gens sentent plus qu’ils ne veulent l’admettre : nous affrontons peut-être la fin du monde… Simplement, il n’y aura pas de super-héros pour nous aider. »