Émilien s’est affaissé, au bord du chemin, sur les cailloux d’une étroite partie dégagée dans ce maquis dense. J’ôte mon sac à dos et m’assois près de lui. Même assis, il semble tituber. On surplombe un vallon ventilé par un fort mistral d’hiver ; la tranchée naturelle remonte en se divisant plusieurs fois vers un petit col, un passage escarpé à mi-altitude au flanc de notre montagne. Nous nous apprêtions à descendre à travers le maquis pour reprendre la piste à fond de vallon vers l’aire de parking. Ce n’est pas la raideur de la descente qui a pu impressionner mon grand fils. Il n’est pas dans un état normal et en le prenant par l’épaule pour tenter de contrarier son oscillation je me demande qui pourrait déterminer ce qu’est un état normal pour un autiste atypique. Le vent a soufflé froid et fort dans la montée, mais ce n’est pas lié à cela non plus; ni la grimpette, un peu longue, soit, mais aux dimensions d’un jeune adulte de 23 ans. Il tangue, physiquement et mentalement. Je sais ce qu’il en est, et je tourne autour du pot. Comment en sommes-nous là ?
Je me serre un peu contre lui, ému et décontenancé par sa faiblesse, et j’entends les chiens. Que je percevais dans leur chasse depuis un moment, sans y prêter attention. Et puis dans une des failles en contrebas, un, deux coups de feu. Et les chiens qui s’excitent, et deux hommes que je distingue maintenant, courant vers le fond, s’interpellant et rechargeant, puis encore quatre coups de feu avec des nuages de terre soulevés par les décharges de plomb ; «Ils tirent à bout portant une bête que je n’entends même pas subir, que je ne vois même pas fuir.» Ces deux-là ne sont pas«Charlie», c’est sûr, nous sommes le 11 janvier 2015 et le vent s’est levé. Je vois maintenant plus d’une dizaine de petits chiens hystériques qui courent en tous sens et en meute grouillante sur les parties dégagées des contreforts du vallon, «ces connards-là l’ont même loupé…» Je pensais que cette face sud était épargnée, plus peuplée, plus touristique, plus habitée ; contrairement à ces grands espaces de forêt du Nord qui sont de plus en plus sous le contrôle des sociétés de chasse, dissuadant l’hiver les promeneurs, randonneurs et sportifs de toute incursion. En coupe réglée…
On s’arrêtait souvent ces derniers temps autour d’une flaque pour comprendre les diverses traces, sanglier, chevreuil. Puis accroupi, je les imaginais naïvement déambuler sur nos sentiers la nuit, et se terrer au gîte la journée, sous la protection de la végétation dense de ces combes-là, et j’essayais comme toujours de partager cela avec mon fils. Les chiens tournent toujours. «C’est dans le vide de la pensée que s’inscrit le mal», cette pensée d’Hannah Arendt croisée sur un tweet me revient, lancinante et je la répète à voix haute ; Émilien devrait rire, là, mais Émilien ne m’entend pas, ne voit plus rien, il flotte dans un cloaque neuroleptique. Car là est la cause de son hypotonie, je veux bien l’admettre maintenant, en assumer la responsabilité.
Je compatis avec la bête traquée et désormais blessée, je sais pourquoi, et Émilien se lève, titubant comme un vieillard usé à la recherche de son tonus oublié. Et il remonte sans mot dire, à rebrousse-chemin vers la crête que l’on venait de passer. Je m’équipe à nouveau, tout en maudissant de tous les termes qui me viennent à l’esprit l’agitation du fond du vallon et les deux branques armés. Je rejoins mon fils qui préfère affronter le mistral glaçant à nouveau et prendre le chemin le plus court pour rejoindre notre véhicule. Stoïque et déterminé. Je l’interprète ainsi et je n’ai pas envie de lutter. Et pourquoi lutter ? Je nous sais désormais acculés dans une impasse où l’on doit se retourner et affronter l’imparable. Et accepter sa sédation quand on a tout fait depuis 22 ans pour lui interdire les couloirs neuro-hantés des horizons psychiatriques…
Le ciel est d’un bleu limpide et quelques nuages fuient la colère du vent. Les chiens tournent encore, le gibier les a semés.