Informant un psychanalyste que l'on préparait un article sur Élisabeth Roudinesco et sa biographie de Freud, on l'entendit répondre, dans un haussement de sourcil broussailleux: «Vous pourriez intituler votre article "Élisabeth Roudinesco en son temps et dans le nôtre".» Pour comprendre les tenants et les aboutissants de cette pique à l'endroit de la célèbre historienne de la psychanalyse, auteur de plus d'une vingtaine d'ouvrages traduits en plusieurs langues, une lecture minutieuse de son dernier livre et un détour géopolitique sur les lignes de fracture entre Élisabeth Roudinesco et d'autres chapelles freudiennes ou lacaniennes s'imposent.
Élisabeth Roudinesco incarne pour le grand public la voix de la psychanalyse en France. Non pas celle d'une psychanalyse jargonneuse réservée au seul cénacle des analystes, mais celle d'une psychanalyse pour tous dont l'histoire doit se transmettre au plus grand nombre. C'est grâce à la lecture de son Histoire de la psychanalyse en France que certains, qui n'avaient jamais lu Freud ou Lacan, ont décidé d'entrer en analyse. On la consulte sur des questions politiques - sur le mariage pour tous comme sur la prise en charge de l'autisme, elle se démarqua de certains de ses confrères en assumant des points de vue progressistes. On raconte qu'elle fait la pluie et le beau temps dans la rubrique « Livres » d'un grand quotidien du soir. On l'a vue interdire, à plusieurs reprises, la publication de tel ou tel article sur le livre d'un psychanalyste qui n'avait pas eu l'heur de lui plaire. Il se murmure qu'elle n'hésite pas à menacer telle ou telle rédaction de représailles quand il n'a pas été question d'un de ses ouvrages sur telle ou telle question où pourtant elle fait, dit-elle, autorité.
On aurait voulu, pour certaines des raisons mentionnées ci-dessus, détester cette biographie de Freud qu'on serait bien en peine d'y arriver. Avec ceSigmund Freud en son temps et dans le nôtre,Élisabeth Roudinesco donne à lire un très beau portrait, épique, intime, et critique, du fondateur de la psychanalyse. À mille lieues de la freudôlatrie, de façon plus pédagogique que ne l'avait fait l'historien Peter Gay (1), reprenant et complétant certains travaux des historiens de Vienne dont ceux de Jacques Le Rider(2), cette peinture morale du psychanalyste en viennois de son temps déconstruit bien des mythes et des fantasmes. Ceux qui n'en connaissaient pas les détails y découvriront aussi, comme on regarde, fasciné, chaque détail d'une fresque, le contexte historique, social et culturel dans lequel s'est élaborée la psychanalyse, mais aussi ce que fut la vie familiale et intime de Sigmund Freud - ici, au détour d'un joli parallèle entre Lumières juives (la Haskala) et Lumières allemandes (Aufklärung), on aperçoit le Yiddishland des parents de Freud, là on le voit pleurer la mort d'un de ses chiens ou se faire aider par sa fille Anna pour se faire installer sa prothèse de la mâchoire..