Par CHRISTIAN LEHMANN
Si Nicolas Sarkozy a largement contribué à mettre à genoux le système de santé français, la destruction de la sécurité sociale solidaire avait été largement entamée par ses prédécesseurs.
Dès 2004, Jacques Chirac avait nommé à la tête de l’Assurance maladie Frédéric Van Roekeghem, ancien directeur à l’audit du groupe AXA. Ayant tout pouvoir, ce proconsul s’entoura de zélotes libéraux qui, sous couvert de «sauver la Sécu», la métamorphosèrent en utilisant le management du privé : fermetures de centres, transfert non rémunéré de la saisie des feuilles de soins aux soignants, primes d’intéressement des médecins conseils, falsification des chiffres d’arrêts de travail injustifiés.
Dès 2005, au ministère de la Santé, agissant en back-office de Philippe Douste-Blazy, Xavier Bertrand, ancien assureur chez AXA, organisait entre les syndicats médicaux les plus réactionnaires et l’Assurance maladie new-look une convention surchargeant les généralistes de travail administratif sans même leur octroyer les moyens de payer un secrétariat, désespérant leur relève éventuelle, hâtant leur disparition. En échange d’un «parcours de soins» transformé en labyrinthe tarifaire, ces syndicalistes obtenaient l’élargissement des dépassements d’honoraires des spécialistes et la mise à mort de l’option référent, seule avancée financière et conceptuelle de la médecine générale en vingt ans.
Dans le même temps, à l’hôpital, se mettait en place, au nom de la culture du chiffre, la tarification à l’activité. Les vieux atteints de pathologies lourdes nécessitant trop de «temps soignant», devaient être refoulés de l’hôpital pour équilibrer les budgets. Déjà pénalisés par l’usine à gaz de la convention 2005, les patients subirent dès 2007 les franchises, lubie sarkozyste. «Y a-t-il une seule assurance sans franchise ? C’est la seule façon de res-pon-sa-bi-li-ser les patients.»Responsabiliser les cancéreux, les diabétiques et les accidentés du travail, voilà au moins une promesse que Nicolas Sarkozy peut fièrement se vanter d’avoir tenue. A l’époque, la Cour des comptes avait proposé, plutôt que de piocher ainsi 850 millions d’euros dans la poche des malades, de taxer les stock-options à l’égal des salaires, ce qui aurait rapporté 3,5 milliards d’euros par an. Nicolas Sarkozy, en gestionnaire avisé, trancha pour la finance. Au bout de cinq ans, le constat est accablant. A défaut de responsabiliser les patients, les franchises auront aggravé le renoncement aux soins, certains patients devant aujourd’hui choisir entre se soigner ou payer leur loyer.
Mais ce n’est pas tout. Dès 2005, Frédéric Van Roekeghem, dans ce sabir qu’aurait goûté George Orwell, s’était juré de «redéfinir le périmètre des affections de longue durée». En clair, l’idée, lumineuse, était de ne plus prendre en charge à 100% les pathologies chroniques qu’au stade des complications. Ayant déclenché un tollé, cette mesure fut mise sous le boisseau et ressortie après l’élection. Plus fort que les rois médiévaux censés guérir les écrouelles : sous Sarkozy, du jour au lendemain, l’hypertension artérielle sévère n’est plus une affection de longue durée. Dans un pays où l’espérance de vie d’un ouvrier est de sept ans moindre que celle d’un cadre, ceci aggrave encore le différentiel entre ceux qui peuvent prendre en charge les soins de prévention et les autres.
Passons brièvement sur le calamiteux épisode de la grippe H1N1, éclairant exemple de cette médecine sans médecins que dessinent année après année les fossoyeurs du système : Roselyne Bachelot fut grandiose de bout en bout, commandant des vaccins par lots de dix en quantité invraisemblable, niant les compétences des infirmiers et généralistes «incapables de respecter la chaîne du froid», surjouant la dramatisation. Entourée d’«experts» prédisant l’Apocalypse, elle mit en place des vaccinodromes dispendieux que louèrent sans grande lucidité aussi bien François Chérèque, persuadé que les généralistes voulaient vacciner par appât du gain, que Jean-Luc Mélenchon, fasciné par la «résurgence du collectif» quand les vaccinodromes en gymnase signaient la défaite de la pensée scientifique indépendante.
En 2010, de déremboursements en franchises, l’Assurance maladie ne remboursait plus que 50% des soins ambulatoires, tandis que le pourcentage d’étudiants en médecine s’installant en ville passait de 14% à 9%. Sommés d’injonctions contradictoires par les nouveauxbenchmarkers de la Sécu, menacés dans certains départements pour avoir octroyé à leurs patients le tiers payant, les soignants dévissaient leur plaque par centaines chaque année.
Dans le même temps, Xavier Bertrand, pour faire oublier aussi bien l’amitié de trente ans entre Jacques Servier et Nicolas Sarkozy que ses nombreux conseillers issus de Big Pharma ou le saccage du Fonds d’orientation pour l’information médicale indépendante (son premier acte en tant que secrétaire d’Etat), lançait après le scandale du Mediator une opération mains blanches : «Puisque ces mystères nous dépassent, feignons d’en être l’organisateur». Et nous voilà ce soir, comme dirait Jacques Brel. Année après année, la pratique de la médecine générale est devenue plus difficile. Le désert avance, et les solutions de remplacement incohérentes pondues ici et là : médecins itinérants en roulottes, généralistes à la porte des urgences, vétérinaires ruraux enrôlés pour piquer les vieux, font fi du réel et de la particularité du système français, qui faisait une large place à l’humain, à la médecine de l’individu.
Le président qui vient aura le choix : accompagner le mouvement largement entamé par les fossoyeurs, instrumentaliser les dépassements pour pénaliser l’ensemble des professionnels en invoquant les «défaillances» d’une médecine de proximité exsangue, saupoudrer quelques maisons médicales pour faire branché, ou tendre la main aux médecins et infirmiers de terrain pour reconstruire avec eux une politique de santé solidaire.
Il est minuit, docteur Hollande.