La poésie d'Antonin Artaud suintait de son crayon
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Florence Loeb (1929-2011) a plusieurs fois raconté sa première rencontre avec Antonin Artaud. C'était en 1946, dans la galerie de son père, Pierre Loeb, rentré de l'exil à Cuba auquel l'Occupation avait forcé sa famille. Artaud, tout récemment libéré de son internement à l'asile de Rodez, était un ami de Pierre Loeb, comme l'étaient Miro, Picasso ou Arp. Florence a alors 16 ans. "Je suis arrivée à la galerie où mon père, Pierre Loeb, recevait quelques amis. Il me demanda de leur servir un verre. Je me souviens de petits verres, sans doute à liqueur. Lorsque le tour d'Antonin Artaud arriva, celui-ci me regarda avec douceur et je remarquai le bleu ciel limpide de ses yeux." Début d'une amitié.
Elle l'invite à dîner, elle parcourt Paris en bus avec lui, elle lui rend visite à Ivry, il lui conseille de saines lectures - Baudelaire, Hölderlin, Poe, Nerval. Ensemble, ils visitent l'exposition Van Gogh à l'Orangerie qui précipite Artaud dans l'écriture du légendaire Van Gogh, suicidé de la société.
Il la dessine aussi, le 4 décembre 1946, longs cheveux, visage creusé d'ombres, inquiète, mais avec dans les yeux un peu de tendresse pour le portraitiste. C'est en effet la période, qui dure à peine deux ans, pendant laquelle Artaud exécute plusieurs dizaines de portraits au crayon qui, en compagnie de dessins datant de l'internement à Rodez, sont montrés en 1947 dans la galerie de Pierre Loeb. Le poète a écrit la préface de l'exposition : "Le visage humain est une force vide, un champ de mort."
Florence Loeb est morte l'an dernier et son portrait à la mine de plomb est au centre de la vente qui dispersera sa collection le 5 avril chez Sotheby's. Deux autres portraits d'Artaud y figurent, ceux de Pierre Loeb et de Sima Feder, l'une de ses amies, réalisés coup sur coup, le 6 et le 7 octobre 1946.
Et puis il y a les autoportraits, une feuille où on en dénombre cinq, peut-être six, marqués de points et de stries. L'un tient de la caricature. Sur un autre, il se donne le profil et la coiffure d'un guerrier sioux ou comanche. Si longtemps reste-t-on devant la feuille, on ne peut la quitter sans la conviction de n'en avoir pas tout vu. A gauche, qu'est-ce que cette forme, humaine, phallique, terminée par deux plumes - inexplicable ? Quant à l'autoportrait du 17 décembre 1946, c'est aujourd'hui l'une des oeuvres les plus connues du XXe siècle, souvent exposée, mille fois reproduite. La tête est immense et large, sur un cou très maigre. Le regard ne se laisse pas définir. Aucune comparaison n'est excessive devant une oeuvre si foudroyante : Rembrandt, Munch ou Van Gogh.
L'estimation avancée, entre 500 000 et 700 000 euros, paraît modeste pour un tel chef-d'oeuvre. Mais, classée trésor national par le Ministère de laculture le 30 mars, l'oeuvre ne peut plus quitter le territoire français. Pour les quatre autres dessins, les estimations oscillent entre 150 000 et 300 000 euros, prix là encore bien modestes en comparaison des sommes qui se dépensent dans certaines ventes d'art actuel à New York ou à Hongkong. Il est vrai que l'un des principaux collectionneurs d'Artaud, le réalisateur Claude Berri, a disparu. En reste un autre célèbre, homme de cinéma lui aussi, l'acteur Johnny Depp.
Aux cinq portraits, la vente joint les éditions de textes d'Artaud dédicacés par lui à Florence Loeb et un large ensemble de sculptures et masques, lié à l'autre passion de son père, les arts que l'on a longtemps dits "primitifs". Il finança en 1929 l'expédition de Jacques Viot dans les mers du Sud - autre terme d'époque -, ce dont témoigne un "maro" - étoffe d'écorce battue et peinte - provenant de la région du lac Sentani, en Papouasie.
Pierre Loeb ayant aussi contribué à la connaissance de la statuaire africaine, sa fille reçut de lui plusieurs sculptures dogon et bamana (Mali) de grande qualité, ainsi qu'une tête fang (Gabon) de petites dimensions - 14 centimètres de haut -, mais d'une subtilité plastique telle que l'on ne serait pas surpris que l'estimation haute - 30 000 euros - ne soit pas vite dépassée au cours des enchères.
Sotheby's,
7, rue du Faubourg-Saint-Honoré, Paris 8e. Exposition au public : les 2, 3, et 4 avril de 10 heures à 18 heures. Vente le 5 avril, à 15 heures.
Philippe Dagen